DŠPARTMENT
DE SCIENCES SOCIALES DE L'ENS DE CACHAN
ATELIER MARCHE ET INSTITUTION; SEANCE DU 24 NOVEMBRE 99
´LE SOUK ET LE MARCHE: DEUX REGARDS SUR UN M ME OBJET ?ª
(sur) Clifford Geertz:
´Suq: the bazaar economy in Sefrouª,
in: Meaning and
order in Moroccan Society, Cambridge University Press, 1979.
ExposÈ de Laetitia Piet (©)
I-ŠRE PARTIE: CONSIDERATIONS INTRODUCTIVES
Le texte proposÈ ý l’Ètude.
Le texte proposÈ est un essai de Clifford Geertz, paru dans un ouvrage collectif constituant une Ètude anthropologique consacrÈe au Maroc. Geertz apporte une contribution spÈcifique, en Ètudiant le marchÈ de Sefrou, une ville moyenne situÈe dans le Moyen Atlas marocain. Cette Ètude, parue en 1979, est le rÈsultat d’une enquÍte menÈe de 1965 ý 1971. Mais dËs 1978, un article donne les orientations gÈnÈrales du texte; il paraÓt assez significativement dans l’American Economic Revue, sous le titre, ´The bazaar economy: information and search in peasant marketingª. Cet intitulÈ indique quel sera l’angle d’approche principal de Geertz. Le problËme de l’information, de sa recherche comme de sa gestion stratÈgique, est le point focal qui permet d’Ètablir un lien entre des considÈrations Èconomiques sur le marchÈ et une analyse anthropologique des formes de l’Èchange dans la sociÈtÈ marocaine.
L’objet de l’exposÈ
A partir de ce texte, d’une richesse thÈorique, empirique et culturelle quasi-inÈpuisable, il s’agira de sonder comment les sciences sociales abordent le rapport entre le marchÈ et les phÈnomËnes institutionnels, le texte constituant une illustration originale de cette approche. C’est en effet ý un domaine a priori ÈloignÈ du marchÈ de concurrence pure et parfaite que s’intÈresse Geertz; pourtant le recours rÈcurrent ý des raisonnements et des concepts proches de ceux mobilisÈs par les Èconomistes pour expliquer les dÈfaillances d’un tel marchÈ apporte un Èclairage intÈressant sur les formes de l’Èchange dans le souk marocain.
L’analyse approfondie du problËme de l’information, consubstantiel ý l’Èconomie du bazar, permet de donner une cohÈrence gÈnÈrale ý un phÈnomËne d’une extrÍme complexitÈ: l’Èchange. Au foisonnement qui rËgne ý l’intÈrieur du souk, ý l’intrication des phÈnomËnes institutionnels, de l’histoire et de la culture marocaines est ainsi donnÈe une unitÈ conceptuelle. C’est ce que nous verrons dans la prÈsentation littÈrale du texte.
La restitution des idÈes principales de l’essai proposÈ est intÈressante en elle-mÍme pour l’originalitÈ de l’objet et elle peut constituer la base d’une rÈflexion plus large sur les rapports des sciences sociales ý l’Èconomie, dans leur effort d’explication et de comprÈhension des phÈnomËnes institutionnels et du marchÈ.
Geertz et l’anthropologie culturelle
Quelques mots sur l’auteur:nÈ en 1926, il est une des figures majeures de l’anthropologie outre-atlantique, et enseigne ý l’Institute for Advanced Study ý l’universitÈ de Princeton. Il joue un rÙle dÈterminant dans le renouvellement de l’anthropologie, en proposant de nouvelles orientations ý cette discipline, notamment dans l’Ètude des systËmes symboliques. AprËs des Ètudes de terrain ý Java et ý Bali, il se consacre depuis les annÈes 1960-70 au Maroc.
Resituons maintenant la mÈthode employÈe par Clifford Geertz. Son originalitÈ rÈside avant tout dans sa subtilitÈ, et son syncrÈtisme (il a recours ý des rÈfÈrences tant historiques, philosophiques, que culturelles). Cette mÈthode rÈsulte d’une conception particuliËre de la culture, qui se prÈsente comme une voie intermÈdiaire entre une conception macrosociale (le fonctionnalisme de Parsons en serait l’exemple archÈtypique), et une vision psychologique. Or Geertz exprime un double refus: du fonctionnalisme ou du structuralisme, d’une part, qui confondent les structures sociales et la culture dans un certain dÈterminisme; du culturalisme, d’autre part, qui conÁoit la culture ý travers une personnalitÈ de base ou un caractËre national. Geertz se rÈclame davantage de Max Weber; prenant acte de ce que les promesses de la ´physique sociale des lois et des causesª quant ý ses capacitÈs prÈdictives ne sont pas tenues, il suggËre, dans l’introduction ý Savoir local, savoir global: que ´les phÈnomËnes culturels doivent Ítre traitÈs comme des systËmes significatifs appelant des commentairesª.
L’alternative de Geertz est alors celle de l’anthropologie culturelle. Celle-ci considËre la culture comme un systËme culturel autonome, qui possËde une cohÈrence interne prÈsentant ý la fois un aspect cognitif (une vision du monde commune) et un aspect affectif et stylistique (dÈfinition d’un ethos, au sens weberien). Geertz dÈfinit donc la culture comme un systËme symbolique en acte, partagÈ et agi en commun. Cette dÈfinition est mise en œuvre tout au long du texte.
Les Èchanges dans le souk sont le produit de l’usage de ce systËme qu’il s’agit d’interprÈter. Ainsi les comportements Èconomiques peuvent se comprendre ý travers les institutions sociales. Comment interprÈter concrËtement les comportements d’Èchange et le phÈnomËne de l’Èconomie de bazar ? Geertz mobilise une dÈmarche interprÈtative qui a pour prÈalable une description en profondeur du souk; le cadre contextuel de l’Ètude y prend une importance de premier ordre: Geertz s’intÈresse ý un lieu et une Èpoque dÈterminÈs: Sefrou, dans les annÈes 60-70. Pour autant, l’auteur rÈcuse la distinction entre la description et l’Èvaluation, ce qu’il justifie par l’emploi d’une dÈmarche: celle de l’hermÈneutique culturelle. Il la dÈfinit comme l’entreprise qui tente ´d’entendre les entendements qui ne sont pas les nÙtresª; d’o˜ un cycle rÈcurrent de thËmes (symboles, sens, conception, forme, texte…) qui Èchappe ý toute tentative de formulation thÈorique plus gÈnÈrale. Nous tenons lý la justification d’une analyse qui porte principalement sur les phÈnomËnes d’interrelations individuelles, ainsi que les phÈnomËnes linguistiques.
Ainsi, l’analyse se concentre sur le souk, en tant qu’institution sociale particuliËre qui caractÈrise, pour Geertz, la civilisation marocaine (et plus gÈnÈralement celle du Moyen Orient), tout comme les castes la civilisation indienne, ou la sociÈtÈ des mandarins, la civilisation chinoise. L’Ètude du souk en tant que forme culturelle, institution sociale, ou type Èconomique, englobe beaucoup d’autres aspects de la sociÈtÈ marocaine: le systËme religieux, les relations d’autoritÈ, les relations claniques, etc.
La ville de Sefrou est ainsi considÈrÈe comme un objet d’Ètude conceptuel, comme une arËne dans laquelle se jouent les rapports sociaux ý travers des institutions interdÈpendantes. Sefrou devient une unitÈ d’analyse ý dÈcomposer. Une idÈe de la dÈmarche mise en œuvre dans le texte est traduite par cette citation qui nous fait aussi enfin entrer dans le vif du sujet:
´Une Èconomie de bazar devient, comme le mot marchÈ lui-mÍme, autant une idÈe analytique que le nom d’une institution et l’Ètude de celle-ci, comme celle du marchÈ, autant une entreprise thÈorique que descriptiveª.
Sont ainsi clairement Ètablis les deux niveaux d’approche prÈsents conjointement dans l’essai, et qui constituent pour Geertz la principale richesse de l’anthropologie: le niveau descriptif est surtout sensible au dÈbut du texte, puis la description rencontre la thÈorie , principalement dans l’Ètude du souk comme phÈnomËne Èconomique.
II-ŠME PARTIE: PRESENTATION LITTERALE DU TEXTE
Cette partie restitue le contenu du texte en respectant la ligne conductrice de l’argumentation de Geertz et se concentre sur les principaux ÈlÈments prÈsentant une importance historique, culturelle ou conceptuelle ou illustrant particuliËrement bien la mÈthode employÈe par l’auteur. Trois points seront successivement dÈveloppÈs: le bazar comme objet d’Ètude et le processus de formation de cette institution; le bazar comme phÈnomËne culturel; et enfin, le bazar comme phÈnomËne Èconomique. Ce troisiËme aspect constitue le cœur du texte pour envisager les rapports entre les sciences sociales et Èconomiques, ý propos d’un objet d’Ètude commun: les formes de l’Èchange.
Le souk: description et histoire de sa formation
PrÈsentation:
Le bazar de Sefrou n’est pas monolithique puisqu’il se compose de trois secteurs:
il y a d’abord le bazar permanent, ý l’intÈrieur de la mÈdina (vieille ville, souvent fortifiÈe), qui se prÈsente comme une multitude de boutiques, d’ateliers et de diffÈrents Ètalages;
ensuite se distingue un rÈseau de marchÈs pÈriodiques (le jeudi ý Sefrou), souvent locaux ou rÈgionaux sur lesquels travaillent essentiellement des marchands itinÈrants, des fermiers et des commerÁants locaux,
Bien que ces trois segments aient des fonctions tout ý fait distinctes, et recouvrent des sphËres d’activitÈs commerciales et des pratiques diffÈrentes, ils demeurent interconnectÈs, notamment parce que ce sont les mÍmes acteurs qui y opËrent. Si le bazar de Sefrou est un systËme segmentÈ, il y a, en pratique, une continuitÈ forte entre ces structures.
Formation du souk.
Auparavant, la ville de Sefrou Ètait principalement reconnue dans le commerce de longue distance, de par sa situation gÈographique. Sa fonction consistait ý Ètablir des liens entre Fez, longtemps capitale du Maroc, et Tafilalt, rÈgion plus dÈsertique. Les principales institutions rÈgulant le commerce Ètaient alors les suivantes:
*le caravansÈrail ou fonduk:
il s’agit du centre de gravitÈ de l’activitÈ
commerciale de Sefrou, ´le cœur social de l’activitÈ des caravanesª. C’est
dans ce lieu que les marchands itinÈrants commerÁaient et trouvaient le repos.
D’abord propriÈtÈ ecclÈsiastique ou habus, les fonduk sont vendus ý des
marchands privÈs, souvent plusieurs (les tajiir), qui souhaitent y dÈvelopper
leurs activitÈs et leurs profits. Les rentes ainsi rÈcoltÈes par le clergÈ
servaient ý financer les Èdifices religieux. ApparaÓt d’emblÈe une symbiose
Ètonnante entre les marchands capitalistes et les institutions de l’Islam qui
est restÈe l’une des caractÈristiques centrales de l’Èconomie de Sefrou. Une
deuxiËme caractÈristique peut Ítre signalÈe: on observe en effet que si les
propriÈtaires des fonduk sont musulmans, le commerce de Sefrou compte beaucoup
de marchands juifs; les activitÈs marchandes sont donc le lieu d’un important
brassage ethnique. L’Èmergence de cette poignÈe d’hommes, les tajiir, permet la
mutation de l’orientation commerciale de Sefrou. Gr’ce au systËme du qirad,
seconde organisation de laquelle dÈpend l’Èconomie des fonduk, ces hommes posent
les fondations de l’Èconomie de bazar et font de la ville de Sefrou, non plus
une escale vers Fez, mais un vrai centre de commerce.
*la commenda ou qirad:
c’est une forme de contrat hybride, entre le prÍt et
l’association, qui vise ý Ètablir des relations durables entre les contractants.
L’une des parties apporte le capital ou les biens nÈcessaires ý l’activitÈ
commerciale de l’autre, qui ne supporte aucun des risques du placement. Le
crÈancier assume non seulement l’intÈgralitÈ du risque, mais en plus il s’engage
ý ne pas intervenir dans les affaires commerciales de son dÈbiteur. Cet
isolement des contractants implique l’existence de liens personnels extrÍmement
forts entre eux. On peut rattacher ý ce systËme, le fait que de trËs forts
contrastes intracommunautaires entre des marchands prospËres et des revendeurs
itinÈrants plus dÈmunis ne suscite pas de tension particuliËre et constitue mÍme
une caractÈristique du bazar de Sefrou. L’Èlaboration progressive d’un rÈseau
extensif de relations de ce type (instituÈes par le qirad) permet d’Èlargir le
champ d’exercice du commerce. Un mouvement gÈnÈral de spÈcialisation commerciale
des fonduk se produit; ces lieux publics d’Èchange intense se dÈveloppent si
bien que les activitÈs marchandes sortent des murs du caravansÈrail et occupent
bientÙt une large surface de la mÈdina. C’est lý que se cristallise le souk, au
tournant de la premiËre guerre mondiale.
*le droit de passage ou zettata:
il s’agit de la troisiËme
institution du commerce caravanier, qui consiste en un paiement d’un droit de
passage ý un pouvoir local, en Èchange de l’assurance d’une protection pendant
la traversÈe du territoire. Par un Èchange rituel et un engagement moral du
protecteur envers le commerÁant, ce dernier en pÈnÈtrant physiquement sur le
territoire, y entre aussi culturellement. Ce systËme fournit le moyen
d’intÈgration du commerce du centre de Sefrou dans l’Èconomie locale et les
activitÈs rurales environnantes; ainsi se forme un bazar d’envergure rÈgionale.
Changements et continuitÈ
On peut ainsi rÈcapituler les ÈlÈments ý partir desquels le bazar s’est ÈlaborÈ. Le fonduk devient un Ètablissement commercial et se dissout en une kyrielle de petits commerces et d’ateliers pour former le souk permanent; le commerce de passage se mue en un systËme d’investissement, par le qirad. enfin, une forme de protection particuliËre donne naissance ý un continuum de marchÈs. Le socle culturel du rÈseau commercial de Sefrou est ainsi en place.
L’ensemble des comportements qui caractÈrisent actuellement le marchÈ, toutes les particularitÈs du souk, peuvent Ítre considÈrÈes, selon C.Geertz, comme la continuitÈ de ces institutions qui constituent la structure conceptuelle invariante du marchÈ de Sefrou. Autour de ces permanences se sont opÈrÈes une concentration spatiale, ainsi qu’une expansion de la variÈtÈ des activitÈs, de leur volume et de leur importance sociale. Geertz souligne donc que la formation du bazar de Sefrou est avant tout indigËne, mÍme si le protectorat franÁais a pu accroÓtre et accÈlÈrer cette rÈvolution Èconomique.
Le souk comme phÈnomËne culturel
En tant qu’institution sociale ou comme systËme Èconomique particulier, le bazar de Sefrou prÈsente des ressemblances avec d’autres, puisque cette forme Èconomique est assez rÈpandue sur le globe. Mais le bazar se comprend contextuellement, spatialement et historiquement; aussi, il apparaÓt qu’en tant qu’expression d’une culture, le souk de Sefrou a un caractËre unique. Geertz s’interroge: qu’est-ce qui, dans le souk, est proprement marocain (la dÈmarche est ici implicitement comparative) ? Trois aspects du souk de Sefrou sont, sous l’angle de cette question, particuliËrement saillants:
- l’enchevÍtrement du souk dans une mosaÔque de distinctions ´ethniquesª;
- l’intÈgration, ou mÍme la confusion, du souk avec les principales institutions de l’Islam;
Une mosaÔque ethnique ou ´nisbaª: commerce et identitÈ culturelle
La classe des marchands qui Èmerge avec le souk n’est pas homogËne, ni religieusement, ni linguistiquement, ni culturellement. Le commerce et la ville de Sefrou sont marquÈs par l’importance relative des juifs – le contraste entre juifs et musulmans y est le seul rÈellement identifiable-, mais les relations entre les acteurs du marchÈ sont tout sauf distantes. Si les distinctions sont fortes dans la sphËre privÈe, la vie communautaire reste intÈgrÈe ý l’espace domestique, tandis que la rue est cosmopolite. Ainsi, sont distinguÈes des sphËres o˜ la communautÈ reste spÈcifique (mariage, Èducation…) et d’autres o˜ les relations se font ý travers les diffÈrences (politique, travail, amitiÈ, commerce).
C.Geertz souligne une habitude collective, presque obsessionnelle, des habitants de Sefrou, qui consiste ý classer les individus en fonction de leur provenance, celle-ci Ètant conÁue comme un important ÈlÈment d’identification des personnes; c’est la nisba. L’existence d’un lien trËs fort entre les hommes et leur territoire autorise en effet les lieux ý devenir une source importante de l’identitÈ sociale; or, l’origine de chaque Sefroui est connue de tous; c’est lý une des rares informations parfaitement disponible. On en saisit toute l’importance quand on prÈcise qu’il existe une corrÈlation assez claire entre la nisba et le type d’activitÈ commerciale exercÈe. Juifs et Sefroui d’origine se retrouvent plutÙt dans les activitÈs artisanales et le commerce traditionnel,;les Arabes et les BerbËres, occupent davantage les emplois plus pÈriphÈriques. L’organisation de la vie commerciale est donc directement influencÈe par cette diversitÈ des origines; elle se comprend non pas termes de dÈterminisme macrosociologique, mais en termes de nisba et de spÈcialisation commerciale (cordonniers, tanneurs…), ces deux aspects Ètant profondÈment liÈs. La sociÈtÈ marocaine apparaÓt alors comme une mosaÔque au sein du souk, mieux que dans tout autre forme sociale et la nisba constitue un moyen de comprendre la construction sociale de la rÈalitÈ, un principe ý partir duquel peuvent s’ordonner les interactions entre les individus.
Le bazar manque d’organisation collective; nous venons de dÈgager deux axes autour desquels il peut s’ordonner:
la division du travail en types d’occupation professionnelle;
Ceux-ci se confondent souvent et reprÈsentent une matrice de formation du bazar autant qu’un moyen de s’y repÈrer en disposant d’une information minimale.
L’Islam et le souk
Geertz souligne que l’Islam est une force culturelle qui donne forme au bazar de Sefrou, mais que cette influence reste diffuse, perÁue seulement par une Ètude ethnologique poussÈe. La difficultÈ tient notamment ý la forte distinction qui existe entre le versant idÈologique, proprement religieux de l’Islam, et ses aspects plus pragmatiques. L’auteur affirme que par la rÈgulation de la vie communautaire, l’Islam joue un rÙle comparable ý celui des fonduk, du qirad et des zettata dans la mutation du commerce de longue distance. On va s’attacher ý montrer que le habus et les zawia offrent un cadre organisationnel au commerce local.
*Habus:
il s’agit d’une propriÈtÈ matÈrielle dÈdiÈe au bien Ítre spirituel
de la communautÈ musulmane et qui perdure au-delý de l’Èconomie des caravanes
pour devenir une institution cruciale dans l’Èconomie de bazar. L’importance de
ce type de propriÈtÈ commerciale est qu’elle apporte une justification
religieuse du commerce; non seulement l’Islam ne rÈprouve pas le commerce, mais
il y participe par trois canaux:
par ses dÈpenses monÈtaires, il alimente le marchÈ: l’Islam procure les revenus de la main d’œuvre du b’timent en engageant des travaux de construction (Ècole coranique, mosquÈe…); il rÈmunËre le personnel ecclÈsiastique; il octroie des bourses aux Ètudiants des Ècoles et agit en faveur des Èlites religieuses et Èconomiques de la ville;
par l’ ´usufruct auctionningª, systËme par lequel l’usufruit des terres agraires appartenant ý l’institution islamique est mis aux enchËres sur le marchÈ; ainsi, il est possible pour les commerÁants de pÈnÈtrer dans l’Èconomie rurale;
L’Islam exerce ainsi une grande influence sur le systËme de propriÈtÈ, mÍme si elle tend aujourd’hui ý dÈcliner.
*Zawia:
ce mot dÈsigne globalement une sorte de secte mystique b’tie autour
de la vÈnÈration d’un saint, mais il a trois niveaux de signification, puisque
le mÍme mot s’emploie pour nommer aussi bien le sanctuaire (une petite mosquÈe
ou un lieu de priËre), les fidËles, membres de la secte, que la pratique
religieuse.
L’importance de la zawia, particuliËrement forte dans la premiËre moitiÈ du XXËme siËcle pour la formation du bazar, s’explique par le fait que la quasi-totalitÈ des membres de ces sectes Ètaient marchands ou artisans.
De mÍme que le habus, les zawia permettent une conjonction entre le commerce et la piÈtÈ.
La communautÈ juive
La communautÈ juive est trËs fortement intÈgrÈe ý la culture de Sefrou et ý la vie publique, notamment dans le bazar. Les juifs se mÍlent aux musulmans sous les mÍmes lois qui sont indiffÈrentes aux statuts religieux.
*les Juifs dans la mellah (quartier occupÈ par la communautÈ juive):
la
personnalitÈ sociale des Juifs se concentre ý l’intÈrieur de leur milieu de vie
et n’interfËre pas avec la vie publique. Leur communautÈ est marquÈe par une
tendance ý l’hyperorganisation, par des hiÈrarchies de l’argent qui se
dupliquent en hiÈrarchies d’obligation et de contribution ý l’assistance des
plus dÈmunis et par une piÈtÈ intense. En jugeant les figures dominantes de
l’Èconomie d’un point de vue spirituel, cad en Èvaluant leur moralitÈ, la
juridiction juive peut s’appliquer ý l’Èconomie, et Èventuellement faire
contrepoids ý ces hiÈrarchies.
*les Juifs dans le souk:
contrairement ý d’autres villes, du Moyen Orient
notamment, les Juifs de Sefrou ne jouent pas un rÙle prÈpondÈrant dans le bazar,
mais tiennent un rÙle relativement similaire ý celui des musulmans. Nous avons
ÈvoquÈ les diffÈrences d’occupations professionnelles quand il a ÈtÈ question
des nisba.
Les Juifs ont eu une influence significative dans la phase de transition de l’Èconomie de Sefrou, puisqu’ils Ètaient un intermÈdiaire privilÈgiÈ entre les Arabes de la ville, et les BerbËres de la campagne. Enfin leur participation au dÈveloppement du quartier commercial plus moderne n’Ètait pas nÈgligeable, jusqu’ý ce que les tumultes des annÈes 40 y mettent un terme.
Le souk comme institution Èconomique
S’il traduit et porte en lui le systËme de valeurs partagÈ par les Marocains et est fortement marquÈ par la culture commune d’un peuple, le bazar est avant tout un mÈcanisme social pour la production et l’Èchange de biens et services. Il constitue donc un systËme Èconomique ý part entiËre, et ý ce titre, il appelle, tout autant que le marchÈ, une Ètude analytique et thÈorique autant que descriptive.
Partons de cette citation: ´Plus peut-Ítre que nulle part ailleurs, la tautologie selon laquelle les offreurs veulent vendre de sorte ý maximiser leur profit et les consommateurs cherchent ý maximiser leur utilitÈ, les prix Ètablissent un lien entre l’offre et la demande, les proportions de facteurs reflËtent le cošt des facteurs, s’applique. (…) Mais les principes qui gouvernent cette organisation de la vie marchande ne sont pas des Èvidences, comme on pourrait le croire ý la lecture d’un livre d’Èconomie standard, o˜ le passage de l’axiome ý la rÈalitÈ se fait sans problËme. Et ces principes sont moins un problËme d’Èquilibre qu’un problËme de flux d’informations qui donne au bazar ý la fois son caractËre particulier et son intÈrÍt gÈnÈral.ª (p.123-124)
Du fait de sa raretÈ, l’information est intensÈment valorisÈe sur le marchÈ. Il y rËgne en effet un trËs haut niveau d’ignorance des prix, de leur Èvolution, de la qualitÈ des produits, des cošts de production. Ainsi le fonctionnement du souk peut Ítre largement interprÈtÈ comme une tentative de rÈduire cette ignorance pour les uns, de la renforcer pour d’autres, ou de dÈfendre quelqu’un contre cette ignorance. La rËgle du jeu devient donc: chercher l’information que l’on n’a pas, et protÈger celle dont on dispose. Le capital, les aptitudes, l’assiduitÈ jouent surtout du fait de la possibilitÈ qu’ils donnent de se placer avantageusement dans un rÈseau trËs mal articulÈ, compliquÈ et d’une structure de communication extrÍmement tumultueuse. ConsidÈrÈes sous cet angle informationnel, toutes les particularitÈs institutionnelles forme un systËme cohÈrent: la division du travail, la localisation des marchÈs…
´La recherche d’informations est l’expÈrience centrale de la vie du bazar, une rÈalitÈ que ses institutions ý la fois crÈent et ý laquelle elles apportent une rÈponseª.
Trois ÈlÈments d’analyse interdÈpendants sont mobilisÈs pour le montrer:
la forme physique du souk ou la distinction des trois bazars qui forment un ensemble cohÈrent (nous avons dÈjý dÈveloppÈ cet aspect);
la forme sociale ou comment s’ordonnent et sont rÈgulÈes les relations sur le marchÈ;
La forme physique du souk
L’Èvolution de l’Èconomie dans la premiËre moitiÈ du XXËme siËcle, conduit ý une localisation unique du souk permanent ý l’intÈrieur de la medina. Les principaux facteurs de ce changement sont:
l’expansion et la solidification du commerce (avec une distinction plus marquÈe entre le bazar permanent et le marchÈ pÈriodique);
le surpeuplement de la medina;
L’organisation: les structures de l’ordre ou la forme sociale du souk
Un ÈlÈment important de la forme sociale du souk est la division du travail; Geertz la dÈcrit du point de vue de ceux qui participent ý la vie du souk et non ý partir d’une grille conventionnelle de diffÈrentiation professionnelle, imposÈe du dehors. Il tente de dÈcouvrir la classification hiÈrarchique indigËne et comment est construit le rÈseau de distinctions conceptuelles utilisÈ par les acteurs du souk pour se diviser en catÈgories.
La division du travail fait apparaÓtre une nette distinction entre les fonctions de production, souvent artisanales, et de commercialisation. Sur le marchÈ sont Ètablis des formes d’association illimitÈes et de multiples contrats, mais il serait trop long de dÈvelopper le travail de classification effectuÈ par Geertz.
A cÙtÈ de la division du travail, le ´amin systemª contribue Ègalement ý l’organisation du souk. Le terme de amin dÈsigne quelques membres Èminents d’une profession particuliËre, chargÈs de jouer un rÙle de mÈdiateur entre les praticiens d’un mÍme mÈtier, ou entre un client et un professionnel, quand survient un diffÈrend. Ce systËme d’amin fonctionne uniquement ý l’intÈrieur du souk, mais il trouve son fondement dans la culture marocaine qui dÈfend l’idÈe que l’Ètablissement effectif d’une dispute publique entre des individus aux intÈrÍts divergents dÈpend, ý la base, de l’existence d’un seul, splendide et presque inaccessible personnage: ´le tÈmoin digne de confianceª. Compte tenu de l’incertitude fondamentale caractÈrisant le souk, et donc la sociÈtÈ, celui qui peut maÓtriser cette incertitude est d’un inestimable prix; l’amin est de ceux lý. Finalement, le systËme d’amin fait office d’autoritÈ de rÈgulation du marchÈ et des activitÈs du souk.
’idÈe d’un commerce pacifique est enfin entretenue par une profonde peur de la panique qui peut surgir ý tout moment dans le bazar. Ce maintien de l’ordre est facilitÈ car physiquement et institutionnellement, la place du marchÈ est isolÈe de tous les autres contextes de la vie sociale, de sorte qu’il n’y ait pas de conflits extracommerciaux. Geertz signale et analyse ainsi les dispositifs culturels destinÈs ý protÈger la paix prÈcieuse et dÈlicate du souk. Mais si le commerce reste pacifique, ce pas par lui-mÍme, mais gr’ce ý un souci de la justice, et une peur du dÈsordre, souligne enfin Geertz.
L’Èchange: vers un modËle de communication de l’Èconomie du souk
Toute personne ÈtrangËre ý ce systËme culturel serait saisie par une impression de chaos et de confusion, dans le souk. Il n’en est pas autrement pour les autochtones, mais ce chaos contient ´la plus puissante force organisatrice de la vie sociale: l’Èchangeª. Ce qui fait tenir le tout, c’est le fait que quelqu’un veut ce que l’autre a et trouve plus facile de le nÈgocier que de le prendre par la force. ´La tentative de rÈduire ce tumulte, pour pouvoir l’apprÈhender dans une thÈorie sociologique bien assurÈe, a conduit nombre d’anthropologues ý s’abandonner ý analyser le souk comme la forme Èconomique la plus proche du marchÈ parfaitª.: des agents isolÈs, aux intÈrÍts rivaux et qui cherchent ý maximiser . Pour comprendre le marchÈ, on ne peut faire abstraction du tumulte caractÈristique qui l’habite et l’hypothËse d’information parfaite est donc immÈdiatement rel’chÈe.
C’est de l’imperfection de l’information que naissent les institutions rÈgulatrices du souk. Geertz entreprend successivement la description qualitative de la situation informationnelle dans le souk telle que la conÁoivent les Marocains, puis l’analyse de la relation entre cette situation et le processus d’Èchange.
*la situation informationnelle: description
Les acteurs du souk
n’utilisent pas tant des mots qu’un mÈta-langage, c’est ý dire un langage qui
dÈfinit l’espace conceptuel dans lequel le processus d’Èchange se dÈroule. Il
estime que le flux de mots se confond avec le flux de valeurs, et qu’ils forment
les deux versants d’une mÍme rÈalitÈ. Geertz met alors en œuvre une dÈmarche
linguistique. A partir d’un petit nombre de mots rÈpertoriÈs, il en explore la
signification, chaque mot ouvrant un champ de signification
quasi-illimitÈ. Geertz focalise son attention sur les mots qui constituent
la rhÈtorique de l’Èchange dans le bazar et ceux qu’emploient les participants ý
l’Èchange pour tenter de se reprÈsenter le bazar. Ainsi, on peut saisir ce que
le souk est en tant que systËme culturel autant que systËme Èconomique.
Description phÈnomÈnale de la situation informationnelle: quelques exemples: on relËve trois mots rÈcurrents: crowd, words, news.
Le mot crowd Èvoque l’idÈe d’une foule qui occupe un espace trop restreint pour pouvoir la contenir, et finalement celle de la rivalitÈ et de la concurrence.
Le mot words ou l’expression d’une ´talkative mobª confËre l’idÈe d’une foule qui parle. Mais dans la langue arabe, le verbe parler ne dÈsigne pas seulement un attribut de l’individu; il comporte une dimension dynamique. Dans le souk, la parole devient donc une force qu’exercent les Èchangistes. Le souk est essentiellement un tumulte de mots: le problËme est d’estimer le crÈdit qu’on peut lui accorder.
Enfin le mot news dÈnote l’abondance d’informations qu’il faut sÈlectionner.
Le problËme fondamental est donc la gestion de cette abondance d’informations: auxquelles accorder de l’importance pour conduire son choix ?
ConsidÈration sur la valeur de l’information: Toute information recueillie doit Ítre apprÈciÈe au regard de trois critËres:
l’identitÈ de celui de qui on tient l’information qui met en jeu les relations personnelles. Le problËme soulevÈ ici rÈsulte d’une conception personnelle de la vÈritÈ: ´la franchise est presque aussi rare que la saintetȪ. En consÈquence, la rÈputation de franchise est une ressource valorisable dans le souk, mais cette rÈputation est toujours contextualisÈe par une relation interpersonnelle. Nul n’est honnÍte en soi, mais on est toujours honnÍte avec quelqu’un, ý propos de quelque chose de particulier. Chacun a sa rÈputation, actualisÈe au quotidien. Cette approche particuliËre des rapports sociaux n’a rien de l’Èconomie classique.
l’opinion courante du bazar qui mobilise les attitudes communautaires; elle traduit l’exigence d’une rÈfÈrence extÈrieure, et celle-ci se trouve, d’aprËs la tradition islamique, en dieu. ´ce qui est consensuel est vrai parce que le peuple de dieu ne saurait s’unir dans l’erreurª.
les normes acceptÈes de crÈdibilitÈ ou une croyance raisonnable: il s’agit d’Èvaluer la plausibilitÈ de l’information. Un exemple est la corrÈlation Ètablie spontanÈment entre une imperfection physique et morale.
Finalement, c’est le problËme de la confiance qui est en jeu, et la mÈfiance est l’attitude adaptative la plus prudente, dans un univers saturÈ de messages.
Juger l’information: ce sont ici ý des termes ´mÈtaphysiquesª que Geertz fait rÈfÈrence:
reason et reality: la rÈalitÈ est dÈfinie par rÈfÈrence au divin. Tout est donc normatif dans le souk, mais le mensonge y est formellement condamnÈ. Le mensonge est en effet une force destructrice puisqu’il menace les relations d’Èchange en rapport de violence.
Vanity et deception (tromperie)
Finalement, on peut retenir trois caractÈrisations de l’information dans le bazar: elle est luxuriante, on ne peut s’y fier, il y a davantage de chances de s’y perdre que de s’y repÈrer. Virtuellement, toute la structure institutionnelle du marchÈ constitue une rÈponse au problËme de l’organisation de l’Èchange dans une telle situation. Et, assez remarquablement, ,cette rÈponse est efficiente puisque le commerce continue dans un climat relativement moral.
*La forme du commerce
Le souk constitue un systËme complexe de rËgles, de coutumes… Ce ne sont pas les processus eux-mÍmes qui donnent au souk ses caractÈristiques, mais la maniËre dont ils se combinent pour donner un tout cohÈrent, cohÈrence qui s’apprÈcie, une fois encore, d’un point de vue informationnel. L’intelligibilitÈ de l’ensemble est rendue possible car l’association de ces diffÈrents ÈlÈments est logique, leurs relations motivÈe, et leur fonctionnement comprÈhensible (on trouve lý les indices de la dÈmarche hermÈneutique).
Les parties sont confrontÈes ý une situation d’Èchange, dans laquelle il faut obtenir les informations raisonnablement crÈdibles ý propos des variables Èconomiques pertinentes (prix et qualitÈ), et les ayant obtenues, utiliser le diffÈrentiel de connaissance que cela crÈe et en tirer des avantages.
Cette situation a deux consÈquences: d’une part, le cadre gÈnÈral de la vie Èconomique ne peut Ítre manipulÈ puisque personne n’en maÓtrise les paramËtres; d’autre part, la recherche de l’information est l’activitÈ principale des acteurs du marchÈ.
Ainsi, le degrÈ de contribution des institutions ý la recherche et ý la stabilisation de l’information est le critËre d’Èvaluation de leur importance dans la structuration du commerce. On se propose d’Ètudier ici les deux principales procÈdures de recherche de l’information: la clientÈlisation et le marchandage.
ClientÈlisation ou comment trouver un partenaire pour l’Èchange: elle indique la tendance ý Ètablir des relations d’Èchange relativement stables, relations qui ne sont jamais des dÈpendances hiÈrarchiques mais des relations de concurrence; les acteurs du souk prÈfËre les relations de face ý face, symÈtriques, Ègalitaires.
Stabiliser ses relations commerciales limite en effet le cošt de la recherche et permet de distinguer dans une foule anonyme un ensemble d’antagonistes identifiÈs. Ce processus de recherche de clients est facilitÈ par le degrÈ de spÈcialisation spatiale et professionnelle de l’activitÈ commerciale. La clientÈlisation apparaÓt conjointement comme consÈquence de la structure gÈnÈrale du marchÈ et comme ce qui lui donne forme et rend possibles les Èchanges. A partir de cette structure de communication minimale, la recherche d’informations devient cumulative; elle n’a pas ý Ítre reconduite dans sa totalitÈ ý chaque transaction.
Le marchandage ou ce qu’on fait avec son partenaire commercial, une fois qu’on l’a trouvÈ: le marchandage est un signe infaillible de l’imperfection de l’information, puisqu’il indique que les prix ne sont pas des signaux, et n’ont pas de fonction paramÈtrique.
Le marchandage est un processus de formation des prix, avec en toile de fond, le souci d’Èviter la crise et le conflit.; il se dÈfinit comme un mode particulier de recherche d’information, un processus d’exploration des alternatives qu’offre une relation d’Èchange face ý face. Deux caractÈrisations du marchandage: il est multidimensionnel et intensif.
Multidimensionnel, parce que tous les ÈlÈments relatifs ý l’Èchange restent indÈterminÈs et, par principe, ce qui est altÈrable est nÈgociable. L’absence de standardisation des mesures laisse apprÈhender l’importance des facteurs mis en jeu dans le marchandage; celui-ci mobilise des rËgles, des traditions, et des attitudes morales.
Le caractËre intensif du marchandage indique qu’il est prÈfÈrable d’explorer les choses en profondeur plutÙt que de recenser toutes les informations alentours.
Deux formes de marchandage sont distinguÈes: l’une vise ý tester les diffÈrentes alternatives, l’autre est destinÈ ý conclure l’Èchange. Ces deux temps du marchandage ne se font pas entre les mÍmes personnes: celles auprËs desquelles on recherche les informations ne coÔncident pas ý celles avec qui on conclut l’Èchange. Le marchandage instaure donc une chaÓne de communication destinÈe ý rÈpondre aux besoins d’individus ý la fois unis dans l’Èchange et opposÈs par leurs intÈrÍts. Il s’agit en effet de rendre l’Èchange possible tout en se battant pour obtenir un avantage marginal: ´le marchandage se fait ý droite de la virguleª.
Le marchandage se dÈfinit par un ensemble de procÈdures techniques, qui procËdent par t’tonnement: fixation du prix initial, mouvement vers une rÈgion acceptable, fixation du prix final. Mais il engage aussi des procÈdures formelles soustendues par des conventions et des rËgles morales: les parties ont l’obligation de rendre l’Èchange effectif et de chercher ý Ètablir un climat de confiance en dÈpit de l’incertitude fondamentale. Chacun met donc en jeu sa rÈputation sociale, et ceci suffit ý ordonner un systËme de marchÈ non contrÙlÈ. Le marchandage peut prendre un temps infini, mais il a un cošt: il faut donc dÈterminer non seulement comment on marchande, mais aussi combien de temps.
Le jeu de l’information: le local et le global: la stratÈgie des acteurs sur le marchÈ consiste ý clarifier un petit espace dans la grande cacophonie du souk, dans lequel l’information est relativement maÓtrisable et vÈrifiable. Chacun se construit donc un rÈseau de relations d’Èchange raisonnablement stables. L’ensemble du systËme Èconomique du souk peut donc Ítre considÈrÈ comme un jeu complexe d’information o˜ chaque participant vit des asymÈtries d’information marginales qu’il dÈtecte puis exploite ý son profit, accumulant ainsi des petits avantages.
Conclusion: le souk et la sociÈtÈ
La clÈ de lecture adoptÈe par Geertz, qui choisit de lire la sociÈtÈ marocaine ý travers l’imperfection de la communication, est peut-Ítre plus Èclairante que celle du lignage, de la consanguinitÈ, pour analyser les caractÈristiques distinctives de l’organisation sociale propre au Maghreb, tant le souk est une institution importante de la sociÈtÈ marocaine, puisqu’elle concerne plus de deux tiers de la force de travail.
L’anthropologie de Geertz rejoint la conception de la culture prÙnÈe par Granovetter. Ce dernier rediscute le concept d’encastrement en refusant d’abord l’apprÈhension Èvolutionniste de K. Polanyi, et en encourageant ensuite le dÈveloppement d’une voie moyenne entre la conception sur- socialisÈe de la macrosociologie, et celle sous- socialisÈe de l’Èconomie nÈo-classique. Naviguer entre une sur-interprÈtation et une sous-interprÈtation, semble Ítre le souci de Geertz et cette voie moyenne offre la possibilitÈ d’un rapprochement de la sociologie et de l’Èconomie, en s’Èloignant des positions les plus extrÍmes de ces disciplines.
III-ŠME PARTIE: QUELQUES ELEMENTS DE DISCUSSION
De nombreux thËmes ont ÈtÈ abordÈs lors de cette discussion. On peut noter parmi ceux-ci:
Sur la posture ´hermÈneutiqueª de Geertz: si l’analyse de ce ´talkative mobª qu’est le bazaar fait chez Geertz l’objet d’une analyse dÈtaillÈe par les structures de la langue arabe qui dÈterminent son fonctionnement (ex: la nisba), il a ÈtÈ remarquÈ qu’un travail de mÍme nature est fait avec la langue anglaise dans laquelle est dÈcrit le bazaar. Geertz emploie par exemple des termes trËs ´modernesª (les sectes soufi comme ´business clubª, les ´auctionnersª …) et adopte donc un hermÈneutisme trËs ´symÈtriqueª qui lui permet de suggÈrer des comparaisons entre Èconomie de bazaar et Èconomie moderne (cf. un texte de Veyne sur l’ ´anachronisme contrÙlȪ comme moyen de la comparaison). Le texte appelle donc, jusque dans son Ècriture, un travail de rÈflexion sur ici et aujourd’hui.
Le texte apparaÓt comme trËs innovant par rapport ý l’approche traditionnelle des phÈnomËnes marchands dans les sciences sociales. Celles-ci ont en effet tendance ý opposer ý la parfaite autonomie du marchÈ chez les Èconomistes (Smith …) une parfaite hÈtÈronomie de celui-ci (l’Èchange comme institution: la kula, le don…) et ý s’intÈresser aux Èchanges ´irrationnelsª (en faisant l’hypothËse que plus c’est irrationnel, moins c’est Èconomique et plus c’est social). Ici le point de vue est trËs diffÈrent. L’autonomie du fonctionnement de marchÈ par rapport ý des dÈterminismes plus larges est intÈgrÈe comme produit d’un processus historique (fin du ´target-sellerª, professionnalisation des acteurs, libÈralisation des Èchanges par rapport ý l’emprise religieuse). Elle s’accompagne d’une augmentation de l’incertitude (ici il y a une ambiguÔtÈ: l’incertitude est-elle postulÈe comme tend ý le faire penser le premier chapitre sur les conditions climatiques, ou bien est-elle, elle-aussi, un produit historique de l’apparition du bazaar et de la disparition des formes anciennes d’Èchange ?).
Ce point de vue justifie un parallËle avec les arguments de Granovetter sur le manque de prise en compte des interactions ý la fois dans les thÈories ´sous-socialisÈesª du marchÈ et dans celles ´sur-socialisÈesª des institutions. Dans le souk, l’absence d’institutions de cadrage des relations Èconomiques oblige ý jouer au maximum de l’interaction toujours recommencÈe (cf. les deux ´solutionsª: le clientÈlisme et le marchandage). Un parallËle apparaÓt aussi avec les thÈories Èconomiques qui introduisent le cošt de la recherche d’information dans les fonctions de choix des agents. On peut aussi faire le parallËle avec les situations de marchÈs innovants (invertains) o˜ les entreprises doivent maintenir des contacts forts avec leur rÈseau (fournisseurs…) pour obtenir de l’information plus que pour Èchanger.
La question de la mesure de ´l’efficacitȪ d’une institution est aussi posÈe ý propos du bazaar. Le point de vue sociologique semble s’opposer ý l’Èconomie quant ý la capacitÈ ý mesurer cette efficacitÈ ou ý dÈcider de l’ ´inefficacitȪ d’une institution (cf. Durkheim). Mais il y a dans le texte de Geertz des ÈlÈments (ý la fin) assez normatifs sur les politiques qui permettraient de rÈduire l’incertitude (et donc de favoriser le dÈveloppement). Geertz Èvoque l’Èchec d’une politique macro (planification) et privilÈgie des politiques micro (dÈveloppement des procÈdures d’arbitrage du systËme amin).
Un point faible de l’analyse: les rÈfÈrences au ´westernized districtª. Geertz semble dire qu’il s’y passe la mÍme chose que dans le souk mais livre trËs peu de matÈriaux empiriques. Il laisse donc le lecteur un peu sur sa faim, notamment parce qu’il semble que l’on pourrait avoir lý un ÈlÈment de comparaison intÈressant dans la mesure ou ce marchÈ a certainement dÈjý mis en place des formes institutionnalisÈes de rÈduction de l’incertitude ( affichage des prix, standardisation des produits…).
online source: http://www.sociens.ens-cachan.fr/activites/ateliers/inst&marcheseance1.html
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