Le souk de Sefrou:
Sur l’économie de bazar

 

Clifford Geertz

 

Présentation

 

Cet essai, paru en anglais dans un ouvrage collectif en 1979, est une étude anthropologique fruit d’une étude menée de 65 à 71 sur le marché de Sefrou, ville moyenne située dans le moyen Atlas marocain. Il renferme une somme de connaissance dont on ne dispose guère sur la plupart des villes de la périphérie du monde, et introduit une perspective originale dans les recherches sur l’Afrique du nord et le Moyen orient.

 

Pour le généraliste, c’est une belle étude de cas en anthropologie économique, à l’intersection d’une anthropologie sociale et d’une anthropologie culturelle. Pour le profane, c’est tout simplement une belle pièce de littérature, où découvrir les ressorts de l’anarchie chatoyante des souks orientaux.

 

Ainsi, l’analyse se concentre sur le souk, en tant qu’institution sociale particulière qui caractérise, pour Geertz, la civilisation marocaine. L’étude du souk en tant que forme culturelle, institution sociale, ou type économique, englobe beaucoup d’autres aspects de la société marocaine : le système religieux, les relations d’autorité, les relations claniques, etc…

 

Trois points sont successivement développés:

1.      le bazar comme objet d’étude et le processus de formation de cette institution

2.      le bazar comme phénomène culturel

3.      le bazar comme phénomène économique.

 


Revue de presse:

 

Revue Esprit, Janvier 2005:

 

Ernest Gellner, Clifford Geertz et le Maghreb

 

par Hamit BORASLAM*

 

 

Maison d'édition, créée en Algérie mais réfugiée en France, les éditions Bouchène mènent depuis plusieurs années un remarquable travail éditorial, en particulier sur le monde arabe. Récemment, deux rééditions d'ouvrages majeurs, fort bien présentés, éclairent l'anthropologie du Maghreb: les Saints de l'Atlas d'Ernest Gellner1 (1925-1995), avec une introduction de l'anthropologue Gianni Albergoni, et Le Souk de Sefrou. Sur l'économie du bazar de Clifford Geertz2 (né en 1926), traduit et présenté par Daniel Cefaï.

 

[...]

 

Clifford Geertz 

 

L'enquête de Clifford Geertz sur le Souk de Sefrou est une oeuvre de maturité, issue des enquêtes menées entre 1968 et d'1969 dans la ville marocaine de Sefrou dans Le Moyen Atlas. Cette monographie, autant historique qu'anthropologique, porte à l'évidence sur l'échelle «micro» ; elle n'en propose pas moins une réflexion sur les rapports entre la culture et le champ économique en général.

 

L'ouvrage est «mis en contexte» par une très riche introduction signée de Daniel Cefaï, et réévalué par une contribution de Geertz lui-même datant de 1995. Ainsi, Cefaï rappelle d'abord le contexte scientifique dans lequel le Souk de Sefrou voit le jour : il vient à mi-parcours dans une carrière de chercheur commencée dans les années 1950 sous la direction de Clyde Kluckhohn et poursuivie dans le cadre d'une mouvance intitulée «Culture and Personnality». Les sciences sociales américaines des années de formation de Geertz sont marquées par le néo-weberianisme dont Talcott Parsons est la figure emblématique. Fortement influencé par ce courant, qui s'intéresse aux «visions du monde» et aux «styles de moralité», Geertz devient l'un des trente-sept chercheurs engagés dans un vaste projet ambitieux intitulé Comparative Study of, Values in Five Cultures. Ses séjours de terrain en Indonésie l'emmènent vers le monde musulman, et à l'islam qui «offre une justification religieuse au commerce comme activité utile et méritoire» (p. 94). Lorsque les troubles politiques en Indonésie lui interdisent tout nouveau terrain dans ce pays, Geertz se «rapatrie» au Maroc postcolonial, pays de prédilection de tant d'anthropologues, où il. est accompagné, ou suivi, de toute une nouvelle génération, de collègues ou (déjà) de disciples : Hildred, son épouse, mais aussi Lawrence Rosen, Dale Fickelman, Edmund Burke III, notamment.

 

Le Souk de Sefrou qui allie, selon Cefaï, «une description dense du souk, la construction d'un type idéal, au sens weberien, de l'économie du bazar et une réflexion plus universelle encore, sur les échanges sociaux» (p. 8), considère «la religion, l'idéologie, le sens commun, l'art ou le droit [...] comme des formes culturelles qui ont Leur propre cohérence interne» (p. 26). Si l'interprétation culturelle occupe une place centrale dans l'ouvrage, la culture n'est pas moins saisie dans un sens dynamique, comme pourvoyeuse de multiples «répertoires de ressources, d'obligations, et d'identités multiples» (p. 36). Elle n'est, en tout cas, aucunement réifiée; bien au. contraire, Geertz se montre, tout. au long de l'ouvrage, attentif aussi bien à l'autonomie des acteurs qu'aux effets systémiques et structurels qu'exerce le souk sur eux.

 

Pour Geertz, le bazar est une «institution clef» au même titre que la bureaucratie des mandarins en Chine et le système des castes en Inde. Celui de Sefrou, d'une importance toute relative à l'échelle du Maroc, comprend quelque 600 magasins établis. quarante professions, 300 ateliers et un grand nombre d'acteurs mobiles. A ce bazar «traditionnel» s'ajoute un marché à l'occidentale, qui prolonge à son tour le quartier administratif. Geertz remarque combien le « client lambda fait cruellement défaut à ce marché. La quasi-totalité de ses acteurs, en effet, y participe, simultanément, à deux titres : vendeurs et acheteurs. Ils sont des «antagonistes intimes» (p. 191), qui mettent constamment en jeu leurs propres statuts personnels (p. 195). Cette interdépendance est à la base des rapports de clientélisme tout à fait spécifiques : plutôt que de lier verticalement clients et patrons, ceux-ci érigent le principe de dépendance mutuelle entre clients et clients, obligés et obligés, fournisseurs de services et fournisseurs de services. Les rapports du clientélisme ne peuvent dès lors être qu'équivoques, situationnels et, surtout, réversibles. C'est leur reproduction constante, dans la fluidité et la flexibilité, qui donne sens au marché comme ensemble. Ainsi, rien n'interdit de rompre avec. un vendeur ou un acheteur sans mettre pour autant en péril le principe de dépendance mutuelle des «antagonistes intimes» qui gère le système chenu-liste.

 

Geertz analyse le souk dans tous ses aspects, portant son attention tour à tour aux mécanismes régulateurs, aux lieux, aux « gens » et aux. institutions. Parmi les mécanismes de régulation mentionnons notamment le qirad (le partenariat, très inégal à la fois dans les prises de risques que dans la distribution des bénéfices) et encore le zettata (droits de passage). Les magasins et ateliers sont naturellement présents parmi les «lieux» analysés, mais ils ne sont pas les seuls à être pris en considération, tant leur fonctionnement dépend de l'existence des Founduks, auberges gérées par des «fondations pieuses» et constituant une «combinaison de dépôt, d'hôtel, de grand magasin, de centre d'artisanat, d'enclos pour animaux, de maison de prostitution» (p. 67).

 

Les marchands et les artisans figurent parmi les principales caté­gories de «gens du marché». Mais ils apparaissent accompagnés, notamment, des simsar (courtiers), ou des umana (pluriel de amin : «digne de confiance»), «curateurs» ou «surveillants», qui sont les régulateurs du souk (p. 149) choisis par Ies membres d'un métier ou par le gouvernement. «Le système de l’'amin» est pour Geertz «l'ex-pression d'un style original de contrôle social, d'une dialectique entre "légitimation des faits" et "application des normes" » (p. 152).

 

Enfin. Geertz porte une attention toute particulière à la commu­nauté juive de Sefrou. Quasiment disparue au moment des enquêtes, celle-ci était marquée par le passé par une «hyperorganisation, [une] ploutocratie absolue et. [une] intense piété» (p. 113) ainsi que d'importantes stratifications internes. Chemin faisant, le lecteur apprend que le rôle de cette communauté ne se limitait pas à l'espace physique du marché, tant elle était pourvoyeuse de «médiateurs entre la population et la prédominance arabophone de la ville et la population à prédominance berbérophone de la campagne» (p. 119).

 

 

Si Geertz cherche, presque systématiquement, à construire des types idéaux permettant une comparaison avec le reste du monde musulman, voire au-delà, il n'est pas moins attentif à la complexité des faits observés, à la fluidité des répertoires et à la polysémie des mots. Rien n'est en effet statique dans cette lecture qui appréhende le souk aussi bien dans sa ressemblance avec les autres marchés à travers le monde que dans sa singularité, disposant d'un «caractère propre» (p. 80). Le souk est pour Geertz une «expression culturelle» d'une formation sociale qui coexiste avec la division du travail.

 

 

Ainsi, si, par le passé, le «cosmopolitisme», synonyme, notamment de multiconfessionnalité, «régnait dans la rue, le communautarisme était de règle à la maison» (p. 81). Au-delà de cette distinction religieuse, le marché s'imposait (et s'impose) comme un espace qui produit I'«habitude» , voire I'«obsession» , «de classer les per-sonnes dans un. grand nombre de catégories essentialistes, reposant toutes sur la prémisse générale que la provenance d'une personne commande son identité» (p. 82). Cette catégorisation perpétuelle ne peut être expliquée par la seule intervention du pouvoir (makhzen ou Protectorat ou encore État postcolonial), en quête d'interlocuteurs privilégiés, qui peut naturellement recourir à un système classificatoire de ces sujets ; elle est avant tout la condition de l'autonomie et de la reproduction du marché lui-même comme institution et comme ensemble d'institutions.

 

 

Pour préserver cette autonomie, le marché est contraint de se positionner face au pouvoir, (le s'y opposer ou d'accepter de l'intégrer dans son propre fonctionnement à titre d'arbitre, de protecteur ou d'allié. Ainsi, selon les contextes, les acteurs du marché peuvent se résoudre soit à la résistance, soit à la cooptation et à la clientélisation. Ainsi, dans une remarque pour le moins provocatrice, Geertz explique que les zawiya, d'abord en dissidence par rapport. au Protectorat, choisissent par la suite l'alliance avec lui pour se protéger d'une nouvelle zawiya qui les menace toutes : le parti nationaliste, Istiqlâl (indépendance) (p.108-110).

 

Certes, le souk fonctionne à partir de ses propres réglementations internes, qui interdisent, notamment, le port d'armes. Il n'est pas pour autant à l'abri de la nefra, autrement dit «une panique soudaine, instantanée, qui rompt la paix du souk, dispersant ses occupants dans toutes les directions, comme s'ils fuyaient un pôle de répulsion plutôt que de s'associer autour d'un pôle d'attraction» (p. 155). Pour faire face à ce risque de discorde, le souk doit pouvoir compter sur des acteurs qui lui sont extérieurs : le pouvoir central, bien sûr, niais aussi es savants en religion, les descendants du Prophète, les descendants des saints, les leaders politiques locaux.

 

La lecture de I'«échange» comme «un modèle de communication de l'économie du bazar» (p. 156), qui constitue sans doute l'une des lignes de force de l'ouvrage, est aussi importante pour sa valeur de témoignage de la rencontre de Geertz avec le «tournant linguistique». Elle permet cependant de voir combien, dans les faits, on est loin du «culturalisme», accusation dont il fait souvent l'objet (et, il faut bien l'admettre, dont il ne se défend guère).A l'évidence, l'anthropologue est fasciné par le vocabulaire, les désignations révélatrices de logiques sociales, du discours («ce qui se passe dans le souk consiste essentiellement en paroles, klâm : littéralement, mots, et au figuré, beaucoup plus... »), et du « métadiscours qui cadre ce discours » (p. 158). Mais à aucun moment il ne confère au vocabulaire une autonomie transcendant ou précédant le terrain et les acteurs observés.

 

L'analyse du vocabulaire qu'il propose est remarquable tant il permet d'élaborer une étymologie historique, généalogique et symbolique des rapports sociaux qui régulent le marché. C'est, en effet, à travers les mots que le souk, comme institution collective et comme ensemble d'acteurs, communique, «porte des nouvelles» et de fausses nouvelles, parle de la franchise ou de l'insincérité, établit le consensus, procède à la classification des actes comme méritoires ou répréhensibles, se justifie par une «éthique commune», cultive une «doctrine de suspicion » et, en même temps, exprime sa quête de «juste milieux», qui légitime aussi la ruse dans l'intérêt bien compris de tous (et de chacun). Un vocable suffirait à montrer l'usage que Geertz fait. de la linguistique: le mot haqq, terme polysémique signifiant notamment «le réel», «le vrai». Pour Geertz :

Le point crucial est que, comme Dieu, haqq est un réel profondément moralisé, actif et exigeant, et pas un « être » ontologique neutre se tenant là en attente (l'observation et de réfexion. .Ainsi, haqq signifie, plus intensément encore, «droit, correct, obligatoire, nécessaire, juste, légitime, mérité, authentique» (p. 171).

 

La conclusion de l'ouvrage est courte, voire très courte. Elle est aussi curieuse, tant elle s'inscrit dans un registre qui est absent du corps du texte : le rapport entre le souk et le phénomène du «sous-développement», thème certes à la mode au tournant de la décennie 1970, mais qui, à ma connaissance, ne fut jamais au cœur de la réflexion de Geertz. Geertz voit en effet que «le processus de modernisation» observé depuis la fin du Protectorat va de pair avec un «processus de paupérisation» qui apparaît « sous une forme hypertrophiée (p. 201 ). Mais c'est surtout un deuxième paradoxe qu'il souligne qui mérite (l'être médité, tant il permet de comprendre la survie des souks à travers nombre de pays du Moyen-Orient : si le développement du sous-développement a en lieu en tous lieux. il a pris ici la forme d'un nombre croissant de marchands et d'artisans, se marginalisant de plus en plus dans une niche économique à la croissance lente, une niche dont la taille et la nature étaient pour une bonne part les effets de processus de développement qui avaient lieu ailleurs.

 

Retenons, enfin, un dernier point. souligné dans cette conclusion dense : le souk est «toujours davantage dans que de l'économie mon­diale (p. 202), autrement dit, sa survie dépend de sa capacité d'uti­liser des ressources (et les biens) offerts par l'économie mondiale, tout en ne l'intégrant qu'à la marge. Ce lien de dépendance organique et ce faible intégration semble également avoir survécu au temps écoulé depuis la rédaction de l'ouvrage et peut expliquer la survie, de nos jours encore, des souks comme centres névralgiques des villes du Moyen-Orient en dépit de climats économiques plutôt moroses.

 

Hamit Bozarslan

 


*     Historien et politologue. spécialiste du Moyen-Orient et du problème kurde en particulier. Parmi ses publications: Histoire de la Turquie contemporaine, Paris, La Découverte, 2004; lu Société irakienne: communautés, pouvoir et violences, Paris, Karthala, 2093 (codirigé avec Hosham Dawod); la Question kurde: États et minorités au Moyen-Orient, Paris, Presses de Sciences-Po, 1997 ; le Problème kurde, Paris, La Documentation française, 1993. Dernier article paru dans Esprit,: « Perspectives irakiennes. Entretien (avec Olivier Roy)» août-septembre 2004.

1.   Ernest Gellner, les Saints de L'Atlas, trad. de l'anglais par Paul Coatalen, présenté par Gianni AIbergoni. Paris. Bouchène, coll. «Intérieurs du Maghreb» 2003. LX + 301 p., bibliographie, index. 

2.   Clifford Gertz, Le souk de Sefrou. Sur l’économie du bazar. trad. et présenté par Daniel Cefaï. Paris, Bouchène, 2003.

 


 

online source: http://www.bouchene.com/geertz_gellner_revue_de_presse.htm

 


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