Entretien avec Clifford Geertz

Raisons politiques : Clifford Geertz, dans cet entretien, nous souhaiterions aborder quatre grands thèmes : en premier lieu, vos relations et votre positionnement au regard des sciences sociales ; deuxièmement, l’évolution de votre travail et de votre pensée sur la longue durée d’une carrière très riche et étonnante à bien des égards ; troisièmement, la dimension plus proprement politique dans vos recherches – et ce dans la mesure où vous n’avez guère évoqué cette question directement dans les précédentes interviews que vous avez données ; enfin, la réflexion sur les aspects éthiques et moraux du travail de terrain de l’anthropologue, notamment les questionnements philosophiques que vous avez été amené à développer et dont certains ont donné lieu à l’ouvrage Available Light (2000)[1].

Il est peut-être plus facile de commencer par une question assez générale tout en suivant un ordre relativement chronologique dans votre carrière. Avec le recul, il semble que l’on sache peu de choses – tout du moins en France – sur votre période de formation intellectuelle dans les années 1950, oubliant ainsi que votre livre le plus connu dans notre pays, The Interpretation of Cultures (1973)[2], était d’abord une compilation de certains de vos travaux antérieurs. À cette première époque, vous étiez étudiant à Harvard durant une sorte d’âge d’or des sciences sociales américaines. Plus tard, dans Islam Observed (1971)[3], vous rendrez d’ailleurs hommage aux leçons de Talcott Parsons et Edward Shils. Puis vous dédierez Negara (1980)[4] à Talcott Parsons. Pourriez vous expliquer en quoi les enseignements de ces grandes figures de la sociologie ont influencé vos travaux ?

Clifford Geertz : À vrai dire, c’est une affaire compliquée. D’abord Parsons et Shils sont des personnalités très différentes même s’ils ont travaillé ensemble et je les dissocierai pour mieux répondre. Je crois que, souvent, on a cru voir l’influence de Parsons dans mes travaux là où elle n’y était pas. Je suis très soucieux de ne pas trop me distancier de Talcott car j’ai beaucoup appris de lui et il m’a beaucoup apporté sur le plan personnel. Mais j’ai finalement été peu influencé par sa pensée directement (et parfois on pense trop vite que je l’ai été simplement parce que j’ai étudié auprès de lui). Du reste, pendant des années, il a été durement attaqué et j’ai parfois tenté de le défendre, ce qui a pu contribuer à certaines ambiguïtés. Mais vous devez vous rendre compte qu’au moment où je suis arrivé à Harvard, j’avais… voyons voir… vingt-quatre ans. J’avais fait mon service militaire et combattu durant la Deuxième Guerre mondiale dans le Pacifique. Quand je suis revenu, j’ai passé quatre ans dans une petite université de l’Ohio (Antioch College) grâce au GI bill[5]. J’y ai étudié la philosophie et la littérature et cette formation, ainsi que tous les mouvements qui animaient ces disciplines alors (critique de la littérature, pragmatisme, etc.), a évidemment eu beaucoup d’influence sur ce que j’ai entrepris par la suite et sur la manière dont j’ai travaillé. À cette époque, je n’avais pas du tout étudié l’anthropologie et à peine les sciences sociales, si ce n’est un peu d’économie. Par conséquent, lorsque je suis arrivé à Harvard, je n’avais pas le profil-type d’un étudiant entamant un parcours de recherche dans ces disciplines. Je suis resté à la graduate school deux ans environ puis je me suis rapidement retrouvé sur le terrain pendant près de trois ans. Quand je suis revenu j’ai été quelques années un chercheur périphérique au Massachusetts Institute of Technology (MIT). Mais ce que je veux dire, c’est que je n’ai finalement été exposé directement aux idées sur lesquelles vous m’interrogez que pendant deux ans. Cela ne signifie pas pour autant que cela ait été sans importance mais il faut que l’on se replace dans le contexte. Par conséquent, je n’ai jamais été un disciple de Parsons même s’il a eu un rôle dans mon orientation vers le terrain indonésien. Quant à Edward Shils, il n’était pas encore là à l’époque ; je ne l’ai rencontré que plus tard. C’était une très forte personnalité, beaucoup plus que Talcott Parsons. Mes relations avec lui se sont situées moins sur un plan intellectuel que personnel. Il avait tendance à distinguer deux catégories de gens : ceux dont il avait besoin et ceux dont il pouvait se passer… je ne sais pas quels étaient les critères exacts mais, par chance, j’étais de la première catégorie ! Nous avons eu beaucoup d’interactions mais je n’ai jamais suivi ses enseignements universitaires. Et je ne me vois pas non plus comme ayant appliqué ses idées même si j’ai fait un travail important avec lui notamment dans le Committee for the Comparative Study of New Nations (Comité pour l’étude comparative des nouvelles nations) plus tard à Chicago. Donc, on ne peut pas dire que ma formation ait été particulièrement tributaire de ces deux personnalités et de leurs approches. D’autres – moins visibles – ont eu au moins autant d’importance, tels Clyde Kluckhohn et bien d’autres dont vous n’avez sans doute jamais entendu parlé parce qu’ils n’ont pas eu la postérité de Parsons et Shils. Mais il est vrai que les Européens, notamment les Britanniques, ont souvent eu tendance à surestimer l’influence parsonienne dans mon travail.

R. P. : Dans ce département interdisciplinaire à Harvard, vous avez aussi travaillé sous les auspices de représentants de l’école « Culture et personnalité[6] » tels que Clyde Kluckhohn et Cora DuBois. C’est de cette manière que vous êtes parti sur le projet « Modjokuto » en Indonésie qui résonnait avec la célèbre étude américaine Middletown [7]. À un moment donné vous avez pu dire que vous étiez très sceptique à l’égard de cette dernière approche. Est-ce que c’était la généralisation culturelle à partir du niveau local ou bien la recherche d’un « middletown spirit » qui vous gênait ?

C. G. : Cora DuBois était ma directrice de thèse. Mais je dois dire que je n’avais pas grand chose à voir avec cette affaire de « culture et personnalité ». Je trouvais cela bien trop déterministe. Ce que j’ai retiré d’eux c’était la partie qui concernait plus explicitement la culture. On a bien essayé quelques expériences en rapport avec ce type de questionnement sur le terrain mais sans grand succès. Et en raison de ma formation, j’étais aussi plus intéressé par la philosophie, les idéologies et la religion que par la psychologie. Je n’étais pas anti-freudien mais je n’ai pas été partie prenante de cette tradition psychologisante.

R. P. : Mais alors pourquoi avoir appelé ce projet « Modjokuto » (l’équivalent de Middletown)… ?

C. G. : Oh, ce n’était qu’une contingence, il n’y avait aucune profondeur théorique derrière ce label. J’étais assez sceptique, d’autant plus qu’il risquait d’y avoir confusion avec une ville qui s’appelait réellement ainsi alors que nous travaillions dans la région de Pare. Mais vous avez raison, il s’agissait bien d’une notion lié aux « community studies » dans le sens où l’on devait étudier un complexe de villes et villages. C’était nouveau non pas tant du point de vue des études de communautés – qui étaient nombreuses et auxquelles Clyde Kluckhohn par exemple avait contribuées – mais plutôt du fait du contexte, de Java et son ensemble si riche de civilisations, ses deux mille ans d’histoire, ses milliers de cultes. Donc, s’il y avait une quelconque parenté, c’était dans le contexte d’une société complexe alors que les « community studies » étaient en général orientées vers des groupes sociaux plus homogènes et de petite taille. Ce n’était pas non plus les îles Trobriand dont on aurait « fait le tour » en peu de temps et il ne s’agissait pas de dire que tel ou tel microcosme était représentatif de l’ensemble…

R. P. : C’est là que je voulais en venir : dans votre volonté de vous différencier de ces approches, quel type de lien pensiez-vous légitime de faire entre les différents microcosmes étudiés et les phénomènes sociaux plus larges ? Bref comment avez-vous mis en évidence ces liaisons que vous explorez dans Peddlers and Princes (1963)[8], par exemple lorsque vous écrivez que l’Indonésie n’est pas l’extrapolation d’un village ou d’une ville ?

C. G. : Je crois que la question était de savoir quel intérêt pouvaient avoir nos recherches sur Pare par rapport au reste de l’Indonésie. Cette question traversait déjà mon travail sur l’agriculture (Agricultural Involution, 1963 [9]), où j’étais parti en étudiant la culture du riz au niveau local, ce qui générait une augmentation de productivité… puis je me suis penché sur l’histoire plus large de l’agriculture javanaise depuis le début du 19e siècle ainsi que sur le développement de l’économie de plantation. Par conséquent, il y avait une sorte de dialectique et de feedback entre l’étude des dynamiques locales et le reste. C’est un peu la même chose pour Peddlers and Princes. L’idée était qu’il y avait une classe moyenne très islamisée et commerçante, en quelque sorte l’équivalent fonctionnel des businessmen comme on disait alors. Je devais donc travailler sur cette base qui allait se révéler fragile mais il était au moins partiellement vrai que la classe commerçante dans cette région était fortement islamisée et porteuse d’un islam modéré, réformiste. Cette partie tenait à peu près debout du point de vue local et je me suis donc intéressé au niveau plus global afin de voir le rôle que des groupes de cette sorte pouvaient avoir joué dans l’ensemble de l’île. C’était la même dynamique d’aller et retour qui, bien sûr, vous amène ailleurs que là où vous croyiez être parti. C’est une approche que j’ai beaucoup utilisée, jusqu’au niveau politique dans Negara où, à partir du local, j’ai essayé de voir ce qui était pertinent lorsqu’on essayait d’interpréter des matériaux historiques écrits. Lorsque vous lisez un rapport néerlandais sur l’agriculture javanaise au 19e siècle, vous êtes tenté de l’interpréter en partie en gardant à l’esprit ce que vous croyez savoir sur ce phénomène aujourd’hui.

R. P. : Justement, sur cette question de l’agriculture, à la fin des années 1950 vous avez participé à une étude des changements écologiques dans le cadre du Centre d’études internationales du MIT. Cela ressemblait à une incursion dans le domaine de l’expertise et, dans sa préface à Agricultural Involution, Benjamin Higgins rappelle la croyance commune qu’il fallait un choc économique, politique, social pour que l’Indonésie « décolle »[10]. Il écrit même que seul un gouvernement communiste aurait pu créer une coalition suffisante entre entrepreneurs et élites javanais. Quelle place occupe cet épisode dans votre parcours ?

C. G. : C’est une question très intéressante. La réponse est que le travail de terrain avait été largement effectué avant même que le Centre en question n’ait réellement été mis en place au MIT. Il existait mais il était vide ! Ce n’était pas une entreprise « développementaliste » mais un travail ethnographique qu’on avait réalisé et, quand je suis revenu, le Centre était trusté par la question du développement économique, de la réforme agraire… Rostow en était partie prenante, du reste. La question que vous posez implicitement, c’est si j’ai été influencé par ce courant, ou bien « innocent » et la réponse est probablement : les deux. J’étais évidemment intéressé parce que vous ne pouviez pas séjourner et faire des recherches en Indonésie sans vous demander comment ce pays pourrait sortir de la pauvreté endémique. En même temps j’avais toujours été un peu méfiant vis-à-vis de la policy research et plus encore lorsqu’il s’agissait d’une approche d’ingénieur en la matière… il y avait donc une tension entre ces deux pôles qui n’est pas nécessairement bien visible dans mon travail. Comment dire… ? J’étais en terrain nouveau et étranger ; je n’étais pas indifférent aux notions de modernisation, ni même de take-off, mais j’étais aussi sceptique face à une certaine « expertise de l’Ivy League ». Benjamin Higgins et moi étions bons amis et nous apprenions beaucoup l’un de l’autre. Je crois l’avoir rendu un peu plus réaliste au sujet de l’Indonésie et il m’a sensibilisé à toutes les questions techniques que cela mobilisait, les dimensions économiques… Ce Centre était très orienté vers la politique économique et moi je ne faisais que ce que je savais faire, c’est-à-dire de l’ethnologie. Ces économistes devaient pourtant vite s’apercevoir que le système politique indonésien était différent et qu’ils ne pouvaient pas simplement faire acte de bon conseil auprès de ministères. Et même si vous compreniez comment ça fonctionnait, les gens ne jugeaient pas votre rôle de la même façon, etc. À ce stade, il y avait deux évolutions possibles : où ces experts devenaient en quelque sorte des spécialistes du pays en question afin de pouvoir fournir une assistance pragmatique. Ou bien ils rentraient au MIT pour travailler sur les aspects théoriques de ces problèmes. Bien sûr, il y avait quelques « passeurs » comme Higgins, et un peu comme moi depuis l’autre versant. J’étais très ouvert aux préoccupations de ces techniciens, ces ingénieurs, et nous essayions de nous rejoindre dans un discours commun. On y parvenait dans une certaine mesure.

R. P. : Peut-être que ce n’est pas essentiel mais j’aimerais vous demander : puisque vous aviez travaillé à la même époque au projet de Kluckhohn sur les définitions de la culture puis avez été membre du Comité pour l’étude comparative des nouvelles nations (Chicago), comment voyiez-vous le programme qui occupait alors un pan de la science politique américaine autour de l’étude de la culture civique (Gabriel Almond et Sydney Verba[11]) ?

C. G. : J’étais au courant de ces activités, notamment via David Apter qui était un vieil ami – nous étions à l’université ensemble – et qui m’a fait venir à Chicago. Lui et Shils y avaient mis en place le New Nations Committee dont je suis devenu membre. L’orientation y était plutôt behaviouriste même si c’était peut-être au sens large. On s’intéressait de manière empirique aux comportements et au développement politique. Je connaissais effectivement Verba, je n’ai pas rencontré Almond. Ces interactions entre des personnalités très diverses avaient tout de même une dominante empirique, sans doute en partie par opposition à des travaux de théorie générale comme ceux de Leo Strauss, Hans Morgenthau voire David Easton. Ils ne rejetaient pas l’intérêt des idées et des théories mais ils voulaient mettre l’accent sur l’étude des régimes : Zolberg travailla ainsi au Mali, David Apter au Ghana et en Ouganda, d’autres du Moyen-Orient jusqu’au Pakistan, moi-même en Indonésie. Almond et Verba étaient sans doute trop inclinés vers les études quantitatives et j’étais plus proche de ceux qui, comme David Apter, accordaient plus de place à l’ethnographie. Ce sont ces personnes ainsi que Shils, Zolberg ou Janowitz que je fréquentais, davantage que les équipes liées à Almond et Verba. Le département de science politique à Chicago était à la fois très bon et très étrange. Il était rempli de prima donna : Hans Morgenthau en était, Leo Strauss, David Easton, David Apter, pour ne citer qu’eux… c’étaient tous de très fortes personnalités avec des convictions différentes et affirmées. Je me rappelle même que lorsqu’il s’agissait de distribuer des bourses aux doctorants, le corps enseignant ne pouvait jamais s’entendre sur ce point et c’était le secrétaire du département qui allouait les fonds en veillant à vexer le moins possible chacun des grands professeurs…

R. P. : Puisque nous avons mentionné Gabriel Almond, vous vous souvenez sans doute que dans sa description de la science politique en « tables séparées »[12] – une référence à la pièce de théâtre du même nom de Terence Rattigan[13] – il établit une classification selon quatre dimensions allant des méthodologies qualitatives aux quantitatives (« soft » et « hard ») ainsi que de la droite vers la gauche. À l’extrême « soft », il place « le genre de description dense des études cliniques » qu’il voit dans vos travaux ou dans la biographie de Zapata par John Womack[14]. Mais de manière intéressante, il ne vous classe pas sur l’axe politique. Est-ce que vous vous reconnaissez dans cette catégorie qui « laisse tout sauf la narration et la description à la suggestion » ?

C. G. : Oui, si l’on veut faire des classements de ce genre en quatre dimensions, c’est un peu limité, mais pourquoi pas. J’ai toujours été fermement opposé aux approches positivistes et trop quantitativistes, et je le revendique. C’est là tout le sens de ma carrière et donc cette catégorisation n’est pas injustifiée. L’autre versant de la recherche voulait avoir des méthodes bien spécifiées, aboutir à des généralisations solides et, à cet égard, Almond a raison, j’étais sceptique et je le suis resté. Mais de là à se limiter à des suggestions comme il le décrit, je ne le pense pas, j’ai écrit de longs ouvrages pour dire ce que j’avais à dire même s’il y a très certainement des choses à objecter. Pour le reste, mon approche est effectivement qualitative et souvent historique et je ne rejette pas l’identification avec ces travaux de Womack, par exemple. Le placement sur une échelle droite-gauche a également ses limites mais on peut effectivement me classer à gauche, bien que dans un courant anti-marxiste. Je dirais plutôt que je suis un wéberien de gauche ou quelque chose de ce genre, si cela a du sens ! En tout cas, cela ne correspondrait pas tout à fait aux petites boîtes d’Almond qui ne prennent évidemment pas en compte les connexions entre des approches parfois très différentes.

R. P. : Certainement plus reconnaissante de votre contribution, Sherry Ortner vous crédite d’avoir reconfiguré presque seul les frontières entre les sciences sociales et humaines (humanities) dans la deuxième moitié du 20e siècle[15]. Vous voyez-vous comme un passeur entre disciplines d’une sorte qui serait en voie d’extinction ?

C. G. : Sherry a raison dans le sens où c’est comme cela que j’aimerais voir mon travail, mais c’est autre de chose de savoir si j’y ai réussi aussi bien qu’elle le dit ! Ce qui m’a surtout intéressé, c’est la relation entre le domaine des idées et celui des comportements, pour le présenter de manière très générale. C’est là une interrogation wéberienne typique. Par exemple, quelle importance ont l’islam et les croyances associées dans le monde politique indonésien ou marocain ? Ma préoccupation constante a été de faire des sciences sociales qui soient moins axées sur la formation d’hypothèses à tester rigoureusement que sur l’interprétation de matériaux empiriques en lien avec des ethos, conceptions ou catégories philosophiques. Encore une fois, si c’était assurément mon ambition, je ne peux juger dans quelle mesure j’y suis parvenu. J’ai essayé de garder cette ligne directrice bien que mes façons de faire et mes conceptions aient certainement évolué en cours de route. Il est aussi vrai que j’ai passé très peu de temps dans des départements d’anthropologie à proprement parler : à Harvard, il s’agissait d’un département mixte, j’ai enseigné un an à Berkeley ; à Chicago, j’étais dans le New Nations Committee la plupart du temps et finalement très peu dans le département d’anthropologie où j’ai donné quelques cours. Pour le reste, j’étais évidemment sur le terrain pendant de nombreuses années avant d’arriver à l’Institute of Advanced Studies à Princeton, où je reste aujourd’hui encore le seul anthropologue. Ces contextes vous marquent très certainement et peuvent expliquer que je ne me sois jamais senti enfermé dans une identité professionnelle qui relèverait strictement de l’anthropologie. En ce sens, je suis plus renard que hérisson ! On dit parfois que l’anthropologue a un permis de braconnage et j’en ai profité amplement, n’hésitant pas à faire des incursions sur un terrain très historique comme l’étude des états balinais au 19e siècle par exemple.

R. P. : À ce sujet, des anthropologues et historiens comme William Roseberry et William H. Sewell, se référant à votre influence en histoire sociale, ont pu remarquer votre prédilection pour une perspective synchronique (dans la description de systèmes culturels) plutôt que pour une approche plus diachronique des transformations historiques. Pourtant, dans Observer l’Islam par exemple, vous cherchiez apparemment à saisir de vastes transformations religieuses et nationales en « faisant de l’histoire à l’envers » (« doing history backward »). Qu’est devenue cette ambition ?

C. G. : Je ne me reconnais pas très bien dans cette vision des choses. Agricultural Involution ou Negara sont aussi des études historiques. Roseberry qui était marxiste n’appréciait peut-être pas que je me situe loin d’une macrohistoire plus structuraliste. Bill Sewell se range d’abord du côté de la sociohistoire, notamment de la France, alors que je suis d’abord un ethnographe qui s’est intéressé à l’islam et à la comparaison de l’Indonésie et du Maroc, entre autres choses, ce qui nous amène à travailler sur des matériaux bien différents.

R. P. : En allant maintenant du côté de la relation morale avec les « terrains » de recherche et votre approche du politique, vous avez introduit la distinction Abangan/Santri/Priyayi dans votre thèse sur la religion de Java (1960)[16], qui a eu une grande influence. Mais elle a aussi été critiquée – par Denys Lombard et certains sociologues indonésiens de la culture[17] par exemple – comme une trop grande simplification qui a pu être instrumentalisée par certains acteurs politiques indonésiens. Rétrospectivement, que pensez-vous de ces controverses ?

C. G. : Je crois que c’est déjà une preuve de la réalité de ce ces catégories, sans quoi elles ne pourraient être instrumentalisées de la même façon ! Elles ont encore du sens aujourd’hui, je ne veux pas les renier. Je crois qu’il est difficile de comprendre quelque chose à Java – et je ne parle pas du reste de l’Indonésie – sans voir cette dynamique (entre influences islamiques, hindouïstes/bouddhistes et nou-santariennes ?) et, bien sûr, les acteurs l’ont idéologisée, radicalisée, instrumentalisée, c’est bien là le cœur de la question ! Dirait-on que les influences républicaines et catholiques en France ne sont que des illusions – ou qu’elles sont des catégories trop simplificatrices – parce qu’elles ont une dimension idéologique manifeste ?… Bien entendu, mes travaux ont été traduits, ils sont assez connus localement et les gens les utilisent comme ils le veulent. À partir de ce moment, je ne suis plus maître de ce qu’on peut en faire. Mais on ne peut pas pour autant dire que les clivages politico-religieux indonésiens sont des reflets de ces travaux. Le monde ne marche pas de cette façon…

R. P. : À propos de l’islam en Indonésie, n’avez-vous pas reproduit une interprétation qui ressemblait partiellement à celles d’ethnologues néerlandais tels que Christiaan Snouk Hurgronje pour lesquels cette religion n’était qu’une accrétion tardive et superficielle qui n’altérait pas vraiment le vieux fond hindouïste et animiste ?

C. G. : Mais non ! C’est précisément ce contre quoi je me suis opposé avec force. J’ai montré au contraire que l’islam était, et est encore, une dynamique essentielle. Je crois que ce qui s’est passé, c’est qu’avec le développement du radicalisme islamique, il y a eu une tentation pour certains chercheurs de surestimer l’importance de l’islam dans la culture indonésienne – et dans un contexte où la relation à cette religion est devenue quelque peu paranoïaque – mais cela passera. Il est par contre assez étrange de passer outre un millénaire d’histoire indonésienne comme s’il n’avait pas existé. Il y a très certainement une tendance actuelle à exagérer l’importance de cette religion, quand bien même elle est effectivement très présente et puissante. Mais, jusqu’à preuve du contraire, l’Indonésie n’est toujours pas un État islamique. Je dirais ceci pour mieux expliquer mon point de vue : il y a eu un certain nombre de tentatives historiques pour imposer une « personnalité politique » unifiée à l’ensemble de l’Indonésie : une forme de nationalisme avec Sukarno, mais on a aussi essayé le communisme, l’autoritarisme militaire, l’islamisme ; chacun avait son idée et ses méthodes, plus ou moins répressives, mais au bout du compte toutes les tentatives ont échoué. À mon sens, et c’est là ma conviction profonde, l’Indonésie est et reste irréductiblement plurielle. Il n’y a pas d’hégémonie d’une culture politique et une telle hégémonie aura toujours du mal à s’établir sur un territoire aussi fragmenté. Je n’ai jamais dit que l’islam était une couche superficielle et j’ai même retracé les trajectoires du réformisme musulman, mais je suis profondément opposé à toute notion qui réduirait la complexité des cultures indonésiennes à un seul courant. De même qu’aucune des tentatives pourtant très volontaristes d’unification que j’ai évoquées n’a véritablement réussi dans son œuvre, du moins jusqu’ici. L’Indonésie n’est pas la Chine, sous un pouvoir massif et unifié. De ce point de vue, et de ce point de vue seulement, je ne vois pas de changement vraiment radical dans la politique indonésienne durant les dix dernières années, en dépit du départ de Suharto. Pendant un temps, mon inquiétude était qu’une coalition entre radicalisme nationaliste et islamisme puisse devenir potentiellement hégémonique mais cela n’a pas eu lieu. Cette permanence de forces puissantes, contraires et non unifiées a conduit à de nombreux affrontements – parfois d’une extrême violence – y compris les massacres de 1965. Bien entendu je ne prédis pas l’avenir mais jusqu’ici, voilà bien la continuité qui me semble incontestable dans l’évolution politique de cette nation plurielle.

R. P. : En évoquant ces violences extrêmes qui ont marqué l’Indonésie au milieu des années 1960, vous écriviez dans After the Fact (1995)[18] que ce n’était plus qu’un mauvais souvenir en 1971, à peine un souvenir en 1986, mais qu’il faut se garder de considérer cet état de chose comme une histoire terminée. Que vouliez-vous dire par là ?

C. G. : Je pense simplement que c’est toujours latent et que c’est même tout à fait important aujourd’hui pour une génération qui n’était pas née – ou qui était très jeune – à l’époque de ces événements. C’est un peu à l’image du crocodile qui coule promptement et émerge très lentement à la surface. On pourrait tenter une comparaison avec d’autres épisodes traumatiques comme la guerre d’Espagne par exemple. Après l’horreur de cette confrontation fratricide, les Espagnols ont, je crois, souhaité s’éloigner de la politique qui pouvait alors être identifiée au souvenir du conflit et à la perspective d’un nouveau bain de sang. Mais, petit à petit, ce souvenir s’est fait plus distant et pacifié et l’on est aussi revenu à un jeu politique pluraliste. Dans une certaine mesure, c’est la même chose qui s’est passée en Indonésie, sous le régime de Suharto. Les gens ne voulaient sans doute pas avoir à faire avec l’horreur des massacres qui étaient trop proches. Ils les ont occultés. Mais aujourd’hui, la situation est différente et certaines de ces questions tendent à refaire surface. C’était ce que je voulais suggérer et l’on peut penser que cet enterrement presque conscient du passé a beaucoup favorisé le long règne de Suharto. Les Indonésiens voulaient sans doute que quelqu’un gère les affaires plutôt que de faire de la politique. Avec l’avènement d’une scène plus ouverte, il est légitime d’essayer de comprendre ce qui s’est passé il y a quarante ans et de se demander comment prévenir de telles horreurs dans un contexte marqué par la persistance de confrontations violentes comme à Aceh, Ambon, Irian Jaya ou ailleurs dans ce vaste archipel.

R. P. : Et quel a été votre propre mode de « résistance » en tant que témoin extérieur de l’avant et de l’après en Indonésie ?

C. G. : J’y suis retourné, voyons voir… en 1967, surtout à Bali. Puis aussi à Java, quatre ou cinq ans après les massacres. Et j’ai évoqué ces événements avec les gens que j’ai interviewés. Certains de ces matériaux ont été utilisés, d’autres pas. Il s’est avéré finalement que l’on pouvait amener les gens à parler de ces sujets, peut-être plus facilement que je ne l’aurait cru, et même quand on savait très bien que certains avaient pu assassiner leurs propres voisins. Sans doute était-ce plus facile parce qu’il s’agissait de terrains et d’individus que j’avais déjà fréquentés avant 1965 et aussi parce que je parlais la langue.

R. P. : Quelle a été votre approche du nationalisme et de l’ethnicité ? Est-elle bien résumée par la proposition selon laquelle l’État moderne n’éradique pas les primordialismes mais, justement, ne fait que les moderniser ?

C. G. : Oui, en quelque sorte. Mon argument était que ce qui s’est passé en Indonésie, en Inde ou ailleurs, après la décolonisation, n’était pas l’élimination des différences profondes dans un improbable creuset national mais leur reconstruction selon des variantes très nombreuses. Les idées de construction nationale et de modernisation politique étaient alors très dominantes. Mais on en est revenu et ce sont les facteurs de différenciation qui me semblent effectivement l’avoir emporté face à l’ambition d’une intégration nationale cohérente.

R. P. : Votre conception de l’État comme « théâtre » et « spectacle » plutôt que comme « gouvernement » était déjà présente dans Observer l’Islam. Que répondriez-vous aux critiques qui y ont vu une dépolitisation de cette institution, privée de ces moyens de puissance centralisés ? Par exemple, des chercheurs comme Sumarsaid Murtono ou Henk Shulte Nordholt[19] ont insisté sur les capacités de mobilisation fiscale et militaire des Negara.

C. G. : D’abord, il faut rappeler que le travail à la base de Negara avait été largement entamé pendant les années 1960. Entre le premier et le dernier chapitre de Negara, il y a probablement plus de temps qu’entre tout ce que j’ai pu écrire par ailleurs. La date de publication (1980) n’est donc pas toujours pertinente pour saisir la séquence des idées et de la construction intellectuelle. Il n’est par conséquent pas surprenant que l’on trouve des choses similaires dans un ouvrage plus ancien comme Observer l’Islam. J’avais travaillé à Negara lorsque j’étais à Chicago puis je l’ai mis de côté. Il ne s’agissait pas de faire une nouvelle théorie générale de l’État. Je voulais surtout m’opposer à l’utilisation de concepts de l’État tels qu’ils étaient apparus en Occident après la renaissance, essentiellement après Hobbes. Car ils ne me semblaient pas convenir pour comprendre la trajectoire balinaise. C’était mon point de vue. Je pense en effet que ce n’étaient pas des structures centralisées de pouvoir. L’exemple des taxes montre comment certaines confusions se sont installés dans ce débat. Le simple fait qu’un souverain revendique le pouvoir de lever l’impôt ne signifie pas qu’il le pouvait ou qu’il le faisait en pratique. Le système réel de levée de l’impôt est une affaire compliquée que je ne vais pas commencer à décrire. À cet égard, Sumarsaid Murtono me semble très proche de ce que j’ai avancé même s’il a travaillé sur des objets quelque peu différents, notamment sur Java. Shulte Nordholt, par contre, s’accroche à une conception traditionnelle de l’État et je ne suis tout simplement pas convaincu par ses travaux. Les traits du pouvoir étatique qu’il met en avant ne me semblent pas manifestes dans le cas de Bali. Je ne nie donc pas qu’il y ait des interprétations différentes, dans une controverse qui continue du reste, mais cela ne revient pas à dire que la mienne ne tiendrait plus pour autant.

R. P. : En commentant votre célèbre texte sur les combats de coqs à Bali[20], George Marcus insiste sur la frontière ténue entre le « rapport » et la « complicité » qui s’instaurent sur les lieux de l’anthropologie[21]. Diriez-vous que c’est dans cette frontière que se cristallisent les principaux problèmes éthiques du travail de terrain ?

C. G. : Lorsque vous êtes un observateur extérieur d’un village, d’une communauté sociale, il est normal qu’il y ait un écart entre vous et les membres de ce groupe. Mais au bout d’un certain temps et d’un certain nombre d’interactions, sans que vous ne « bougiez » vraiment, c’est la frontière qui se déplace et vous vous trouvez transporté – en quelque sorte – de l’autre côté ou vers une position qui n’est plus celle que vous aviez initialement. C’était ce que j’essayais de mettre en avant dans cette histoire. En un sens, je me suis toujours efforcé d’être partie prenante des mondes sociaux que j’observais et non pas seulement à côté. Mais j’insiste sur le fait que ce positionnement n’est pas non plus toujours la conséquence d’une résolution consciente de l’observateur et qu’il dépend de beaucoup d’autres contingences du terrain en question, du temps. Quant à savoir si le terme de complicité convient mieux, je ne sais pas, il a plutôt des connotation très négatives en anglais dans le sens de complicité avec le pouvoir (being complicit with power)…

R. P. : Votre article sur la description dense[22] (thick description), si souvent cité, portait largement sur la question de l’anthropologue comme producteur et interprète de fiction, thème que vous avez repris dans Works and lives (1988)[23]. Certains se sont demandés pourquoi vous n’avez pas suivi jusqu’à son terme un mouvement que vous avez contribué à initier et qui signale la communauté entre l’écriture de l’anthropologie et d’autres formes de récit, caractéristique d’un certain « tournant critique » dans les sciences sociales.

C. G. : Je pense qu’il y a une réelle différence entre une monographie anthropologique et un roman. Par contre, il est certain qu’un grand nombre des techniques et méthodes narratives, rhétoriques, que l’on trouve dans la littérature de fiction sont utilisées en ethnologie et vice versa. C’est ce que je montrais dans mon ouvrage sur l’anthropologue comme auteur, en étudiant la rhétorique de Claude Lévi-Strauss ou de Ruth Benedict, mais je ne prétendais pas qu’aucun d’entre eux ait écrit des romans. Disons que certains des outils critiques qui peuvent servir à analyser la construction de la fiction littéraire, son style et sa prose, la manière dont elle crée ses effets, développe une intrigue, sont susceptibles d’être appliqués au genre ethnographique. Cela ne va pas plus loin. Je n’écris pas de la fiction, en tout cas pas intentionnellement ! Certes, l’idée que les romans et l’ethnographie seraient des genres complètement opposés et imperméables l’un à l’autre me semble fausse mais cela ne revient pas à supposer qu’il n’y a aucune différence fondamentale, à mon sens. Il y a un historien, Jack Hexter, qui disait que c’est tout à fait possible pour Proust de changer le sexe d’Albertine mais que ce n’est pas un exposé légitime que de changer celui de Charles de Gaulle. Il n’y a tout simplement pas le même type de contraintes et d’attentes dans les travaux de fiction et d’ethnologie ou d’histoire mais dans tous les cas, l’écriture et ses instruments spécifiques restent centraux, on ne peut y échapper.

R. P. : Je suis curieux de savoir quel est votre perception de ce qu’on appelle « l’anthropologie de la globalisation » et qui semble être un des derniers stades de l’évolution de ce champ. Seriez-vous d’accord avec Abdallah Hammoudi qui écrit que « cette grande ambition de cartographie des relations entre la connaissance et le pouvoir, de déconstruction des entités circonscrites et de libération de l’imagination par le dépassement des frontières n’a pas su aborder les questions qui soulèvent quelque passion au sein des sociétés que l’ethnologue traverse[24] » ?

C. G. : Le problème est qu’il y a une multitudes de mouvements et de travaux différents qui pourraient être rangés sous cette catégorie. Pour autant qu’on puisse généraliser. Il y a évidemment des justifications pour « délocaliser » les études ethnologiques lorsque l’on est confronté à des populations migrantes, ce qui n’est pas un phénomène particulièrement nouveau du reste même si les quantités absolues – par exemple concernant les diasporas – se sont élevées. Dans le sens d’Hammoudi, il est possible que tous ces travaux ne traitent plus aussi bien de questions politiques ou morales plus traditionnelles, et toujours essentielles, telles que l’autoritarisme de certains régimes. Mais il est aussi naturel que les approches et les objets se renouvellent… mais, encore une fois, il m’est difficile de me prononcer sur la fertilité de tous ces courants.

R. P. : Si l’on prend par exemple l’idée sur laquelle Georges Marcus insiste beaucoup, selon laquelle l’anthropologie doit absolument être multi-située, pour approcher des phénomènes de plus en plus dynamiques, les réseaux de communication des migrants avec leurs milieux d’origine en même temps que leur insertion locale ?

C. G. : D’accord, c’est quelque chose que vous pouvez faire mais qui ne me semble pas impératif. Pourquoi ne pourriez-vous faire l’ethnologie d’un groupe d’immigrés situés dans un endroit précis du Sud de la France, s’il vous semble que vous pouvez dire quelque chose de sensé sur leur existence. De fait, le risque de cette multi-localisation est précisément de se disperser complètement et de n’aboutir à rien de bien approfondi, ne serait-ce qu’en raison des contraintes pratiques de ce type d’approche. Bien sûr, il y a une plus grande mobilité des populations et de plus grandes possibilités de communication, en Indonésie comme ailleurs, qu’il n’y en avait dans les années 1950. Du point de vue du seul archipel indonésien, à cette époque, il y avait une assez grande homogénéité des communautés locales mais les migrations entre îles se sont beaucoup intensifiées depuis. La pluralité intrinsèque dont je parlais comme quelque chose d’assez stable est devenue plus labile et fluide. On observe aujourd’hui, à travers l’archipel, un sentiment anti-javanais sans doute plus fort qu’il ne l’était auparavant, mais c’est aussi du fait que ces Javanais ont pénétré l’administration des différentes régions, notamment sous le régime de Suharto… L’armée n’est pas exclusivement javanaise mais dominée par cette catégorie. Les revendications indépendantistes à Aceh, au Nord de Sumatra, sont aussi affectées par cette démographie changeante. Ces mouvements se sont développés progressivement et il ne faudrait pas pour autant leur opposer un passé immobile, ni penser que l’ethnologue ne pourrait plus opérer à partir d’un point fixe, d’une localité particulière où se cristalliseraient des confrontations nouvelles et anciennes. Il ne faudrait pas non plus présenter les anthropologues des générations précédentes comme des sédentaires ou insulaires incapables de prendre en compte ces phénomènes de mobilité. Je l’ai illustré à ma manière en établissant des points de passage entre l’Islam au Maroc et en Indonésie par exemple. J’ai donc un peu de mal à envisager cette anthropologie « multi-sites » comme une panacée où un passage obligatoire.

R. P. : Quelques questions pour conclure, peut-être sur un plan plus personnel. Dans Ici et là-bas, vous évoquez la singularité de la vie d’anthropologue : quelques années au milieu de cultivateurs et bergers isolés et le reste à enseigner et polémiquer avec des collègues universitaires. Comment avez-vous personnellement négocié cette « existence divisée » (même si vous avez souvent voyagé avec votre épouse d’alors, Hildred), cette « étrange étrangeté » dont vous parlez vous même ?

C. G. : Je crois que j’ai aimé cette vie, aussi curieuse et écartelée soit-elle, j’ai aimé voyager et écrire. Ce que je n’apprécie pas – et que j’ai essayé d’éviter le plus possible – c’est la vie universitaire, disons, du genre ordinaire : présider des comités, s’occuper de tâches administratives, y compris l’enseignement. J’ai réussi à y échapper pour une part et, à conserver ces deux dimensions essentielles de mon existence : le terrain et l’écriture. De ce point de vue, je crois que j’ai eu une chance extraordinaire. Je ne crois pas l’avoir mérité plus que d’autres mais j’ai eu de la chance que cela se passe ainsi. J’étais sans doute au bon endroit et au bon moment. Il n’est plus aussi évident d’avoir ce privilège aujourd’hui, me semble-t-il, tout en côtoyant toutes les personnalités exceptionnelles et pionnières que j’ai pu rencontrer en chemin.

R. P. : Y avait-il des stratégies pour continuer à travailler dans des pays qui sont restés autoritaires durant une grande partie de votre carrière ?

C. G. : Evidemment, personne ne dit que c’était facile même si ces régimes n’ont jamais été totalitaires. Les leaders pouvaient être de parfaits tyrans mais ce n’était pas tout à fait comme travailler dans l’ombre du Kremlin. On doit faire avec les crimes, les répressions et tout le cortège de choses terribles portées par ces gouvernements ou dans leur sillage ; mais on apprend aussi un peu plus à appréhender et à essayer de comprendre le monde tel qu’il est plutôt que tel que l’on voudrait qu’il soit. Dans ces contextes, il y a eu des temps extrêmement durs, de profond désespoir, mais aussi des moments de grand bonheur et de grande créativité au contact de la richesse de la vie culturelle, religieuse, des individus et personnalités parmi les plus formidables qu’il m’ait été donné de rencontrer. Ce fut une bonne vie et je ne regrette pas de l’avoir vécue ainsi.

Institute for Advanced Studies (Princeton, États-Unis), le 15 avril 2003 Entretien réalisé par Yohann Aucante

 

Notes

 

[1]  Clifford Geertz, Available Light: Anthropological Reflections on Philosophical Topics, Princeton, Princeton University Press, 2000.

[2] The Interpretation of Cultures: Selected Essays, New York, Basic Books, 1973 [Londres, Fontana Press, 1993] ; Bali: interprétation d’une culture, trad. de l’angl. par Denise Paulme et Louis Evrard, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1983.

[3] Islam Observed: Religious Development in Morocco and Indonesia, New Haven, Yale University Press, 1968 [Chicago, University of Chicago Press, 1971] ; Observer l’islam. Changements religieux au Maroc et en Indonésie, trad. de l’angl. par Jean-Baptiste Grasset, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui », 1992.

[4] Negara: The Theatre State in Nineteenth-Century Bali, Princeton, Princeton University Press, 1980.

[5] Loi fédérale d’aide aux anciens combattants par laquelle l’État américain s’engageait à financer, dans certaines universités, les études des combattants de la Seconde Guerre mondiale à leur retour au pays.

[6] À partir de la psychanalyse de Freud, des anthropologues comme Edward Sapir, Ruth Benedict, Margaret Mead, Abram Kardiner, Ralph Linton et Cora DuBois ont commencé à chercher les aspects communs qui caractériseraient différentes populations dans une tentative d’éviter les modèles culturels hiérarchiques et racistes.

[7] Robert S. Lynd et Helen Merell, Middletown: A Study in American Culture, New York, Harvest Books, 1956.

[8] C. Geertz, Peddlers and Princes: Social Development and Economic Change in Two Indonesian Towns, Chicago, University of Chicago Press, 1963.

[9] C. Geertz, Agricultural Involution: The Process of Ecological Change in Indonesia, Berkeley, University of California Press, 1963 [rééd. 1968].

[10] Ibid., préface de Benjamin Higgins.

[11] Gabriel A. Almond et Sydney Verba, The Civic Culture: Political Attitudes and Democracy in Five Nations, Boston, Little Brown, 1963.

[12] G. A. Almond, « Separate Tables: Schools and Sects in Political Science », Political Science and Politics, 21 (4), 1988, p. 828-842.

[13] Terence Rattigan, Separate tables, Theatre Communications Group, Nick Hern Books, 1955.

[14] John Womack, Zapata and the Mexican Revolution, New York, Vintage Books, 1969 ; Emiliano Zapata et la Révolution Mexicaine, trad. de l’anglais par Frédéric Illouz, La Découverte, Paris, 1997 [Maspero, 1976].

[15] Sherry Ortner, The Fate of “Culture”: Geertz and Beyond, Berkeley, University of California Press, 1999.

[16] C. Geertz, The Religion of Java, Glencœ, The Free Press, 1960 [rééd. Chicago/Londres, University of Chicago Press, 1976].

[17] Comme Menurut Kuntjaraningrat.

[18] C. Geertz, After the fact: Two Countries, Four Decades, One Anthropologist, Cambridge, Harvard University Press, 1995.

[19] Par exemple, Sumarsaid Murtono, State and Statecraft in Old Java: A Study of the Later Mataram Period, 16th to 19th Century, Cornell, Cornell Modern Indonesia Project, 1980 ; Henk Shulte Nordholt, The Spell of Power. A History of Balinese Politics, 1650-1940, Leiden, KITLV Press, 1996.

[20] C. Geertz, « Notes on the Balinese Cockfight », The Interpretation of Cultures…, op. cit.

[21] George Marcus, « The Uses of Complicity in the Changing Mise-en-Scene of Anthropological Fieldwork », in Ethnography through Thick and Thin, Princeton, Princeton University Press, 1998, p. 105-131.

[22] «Thick Description: Toward an Interpretative Theory of Culture», in The Interpretation of Cultures…, op. cit., chap. 1.
[23] C. Geertz, Works and lives: The Anthropologist as Author, Stanford, Stanford University Press, 1988 [Cambridge, Polity press, 1988] ; Ici et Là-bas : l’anthropologue comme auteur, trad. de l’angl. par Daniel Lemoine, Paris, Métailié, coll. « Leçons de choses », 1996.
[24] Abdallah Hammoudi, Master and Disciple. The Cultural Foundations of Maroccan Authoritarianism, Chicago/Londres, The University of Chicago Press, 1997.
 

"Notes sur Clifford Geertz et le politique", suivi d'un entretien avec Clifford Geertz (interviewer: Yohann Aucante), in: Etudes de pensée politique (Paris/FRA: Presses de Sciences Po), No. 18 (mai 2005), ISSN 1291-1941, pp. 149-168


  • online source:

    https://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2005-2-page-149.htm#

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